vendredi 5 août 2016

L’Europe après le Brexit

Publié par le magazine Ma Yech, août 2016

Le référendum britannique du 23 juin, qui a vu le « Leave » gagner avec près de 52% des voix, est le symptôme d’une révolte des « perdants de la mondialisation » contre les « élites » qui organisent cette mondialisation depuis une trentaine d’années.

A première vue, il peut sembler paradoxal que la révolte démarre dans un pays traditionnellement attaché aux principes du libéralisme économique, et en particulier du libre-échange, et qui a toujours orienté les politiques européennes depuis son accession à l’UE en 1973 vers la dérégulation des marchés et l’ouverture des flux commerciaux.   Mais le paradoxe n’est qu’apparent : le « Leave » a enregistré ses plus forts scores dans les régions les plus pauvres, les plus exposées aux ravages de la mondialisation, les plus touchées par les politiques d’austérité qui ont suivi le sauvetage des banques depuis six ans, les plus exposées également aux flux migratoires en provenance de pays à faibles coûts salariaux et aux cultures parfois très éloignées de la culture d’accueil.  Ces perdants de la mondialisation ont saisi l’occasion unique qui leur était donnée pour adresser un message sans ambiguïté aux élites qui les gouvernent : « take back control ». Que ce message, ressenti de façon semblable par nombre d’électeurs grecs, espagnols, italiens et même français, se soit fait entendre de façon plus nette et déterminante au Royaume-Uni, s’explique aisément : le Royaume-Uni, qui a eu la sagesse de garder le contrôle de sa monnaie, qui est un partenaire commercial important de l’UE et en particulier de l’Allemagne, par lequel transitent une partie importante des flux financiers européens, et qui remplit un rôle fondamental au niveau sécuritaire et géopolitique au sein de l’OTAN et de la stratégie de défense européenne, a beaucoup plus de cartes en mains pour négocier sa sortie de l’UE dans de bonnes conditions que la Grèce n’en avait pour éventuellement négocier sa sortie de la zone euro. Malgré le « non » au référendum grec de l’été 2015, le premier ministre grec Alexis Tsipras avait dû renoncer à mettre en œuvre la volonté de changement exprimée par le peuple grec, humilié et paupérisé par les saignées imposées par ses créanciers et confronté à la perspective de plusieurs décennies perdues.  Le nouveau premier ministre britannique, Theresa May, s’est engagée au contraire à mettre en œuvre la volonté exprimée par le peuple britannique, avec un programme qui s’annonce à droite sur l’immigration et la sécurité (contrôle des flux migratoires, intra et extra européens) et à gauche sur la politique en faveur des plus démunis (contrôle des écarts de salaires, présence de représentants salariaux au conseil d’administration des entreprises, politique de relance industrielle en faveur des régions qui ont le plus souffert de la mondialisation etc.).

Si les conséquences les plus visibles et les plus immédiates du vote du 23 juin sur les marchés financiers ont été rapidement jugulées, grâce notamment à l’intervention concertée des principales Banques Centrales, d’autres effets collatéraux plus discrets et à plus long terme sont déjà en train de se faire ressentir.

Les premières victimes collatérales du Brexit sont les banques italiennes, qui, après un début d’année catastrophique, ont perdu encore près d’un tiers de leur valeur boursière depuis le 23 juin. Le problème bancaire italien est politiquement explosif car il souligne une des plus grandes lignes de faille de la zone euro : la construction d’une union monétaire sans la mise en place préalable d’un organisme fédéral d’assurance des dépôts et de restructuration des banques en difficulté. Une « union bancaire » a été mise en place dans le feu de la crise en 2015, avec pour règle la mise à contribution des créanciers non protégés des banques en faillite, ainsi que des déposants (au-dessus de 100 000 euros). Or, dans le cas des banques italiennes, 40% des créanciers non protégés se trouvent être des investisseurs particuliers italiens. Pour Renzi, déjà mis en difficulté politiquement par la stagnation économique de la péninsule et par la progression du Mouvement protestataire Cinq Etoiles (qui talonne le Parti Démocratique dans les sondages), l’intervention de l’union bancaire européenne et la mise à contribution des ménages italiens dans la faillite des banques pourraient être le coup de grâce. C’est pourquoi, il tente de convaincre les leaders européens de lui laisser la possibilité d’injecter 40 milliards d’euros pour recapitaliser son système bancaire sans imposer de pertes aux déposants. Devant le refus des leaders allemands, seule la Banque Monte Paschi a pour l’instant été recapitalisée dans l’urgence via la structure de défaisance Atlante, une opération de colmatage qui ne permettra d’épurer qu’une part très marginale des 330 milliards d'euros de créances douteuses présentes dans le système bancaire italien.

Mais le Brexit va également rendre plus aiguë encore la crise de la gouvernance européenne, qui a d’ailleurs été l’une des raisons majeures du vote pour le « Leave » le 23 juin. Du fait de leur lenteur à établir un diagnostic correct de la crise de la zone euro et à y apporter les remèdes adaptés, les institutions européennes se trouvent prises à présent dans un dilemme insoluble. D’un côté, la résolution de la crise économique européenne passerait théoriquement par des mécanismes de solidarité et de gouvernance plus démocratique entre les membres de l’union monétaire (budget et parlement de la zone euro notamment). D’un autre côté, l’incapacité persistante des institutions supranationales européennes à apporter plein emploi et sécurité aux citoyens européens, conjuguée à l’impossibilité d’une sanction démocratique des politiques en place, a creusé un fossé entre les peuples européens et leurs élites et provoqué l’ascension de partis anti-establishment, anti-UE et anti-immigration  dans de nombreux pays (France, Autriche, Pays-Bas en particulier).  Le vote britannique du 23 juin se présente à la fois comme un emblème et un catalyseur possible de cette dynamique d’éclatement. Dans ce contexte de défiance généralisée vis-à-vis des institutions européennes, il est beaucoup plus difficile de faire accepter politiquement les mécanismes de solidarité souhaités en particulier par François Hollande et Matteo Renzi.  Au contraire, comme le montrent la ratification dans la douleur de la loi travail en France et le lancement par la Commission Européenne d’un processus de sanctions contre les dérapages budgétaires et portugais, qui ne sera finalement pas suivi d’effet, c’est la vision disciplinaire portée par les conservateurs allemands depuis 2010, fondée notamment sur les « réformes structurelles » (libéralisation du marché du travail en particulier) et le respect des règles fiscales, qui est pour le moment en train de s’imposer. Cette gouvernance disciplinaire ne peut en retour que grever la timide convalescence de l’économie européenne, accentuer le discrédit des élites européennes et renforcer l’audience des partis anti-système.


Dans ce contexte, le référendum sur la réforme constitutionnelle italienne d’octobre 2016, dont l’issue très incertaine scellera le sort du gouvernement Renzi, l’élection présidentielle autrichienne de novembre et les élections générales néerlandaises et françaises du printemps 2017, nous diront si le Brexit a renforcé la dynamique d’implosion non coopérative de l'UE ou au contraire provoqué un sursaut salutaire parmi les élites européennes qui pourrait permettre d'organiser le démantèlement concerté de la zone euro et de l'espace Schengen et de sauver certains acquis du processus d’intégration européenne engagé depuis une soixantaine d’années.