jeudi 6 octobre 2016

Deutsche Bank : les leçons d’une déroute


Publié dans le magazine Ma Yesh, octobre 2016

Le 16 septembre, le ministère de la justice américain réclamait à la Deutsche Bank 14 milliards de dollars pour solder des manquements supposés sur le marché hypothécaire américain. Même si le montant réel qui sera payé aux autorités américaines sera vraisemblablement beaucoup plus bas que la somme réclamée par les autorités américaines, cette nouvelle amende potentielle pourrait nécessiter la recapitalisation, le rachat ou même la nationalisation par l’Etat allemand de la banque, qui n’avait provisionné que 5 milliards de dollars dans ses comptes pour les nombreux litiges auxquels elle a à faire face. La banque perdait ainsi plus de 8% en bourse après cette annonce.
Cette nouvelle chute boursière s’ajoute aux déboires rencontrés par la banque allemande depuis un an. La Deutsche Bank avait perdu environ la moitié de sa capitalisation boursière depuis un an, suite à l’annonce d’une perte de près de 7 milliards d’euros sur l’exercice 2015.

Cette débâcle nous enseigne plusieurs leçons importantes sur la défaillance du modèle des banques « universelles » mais aussi sur les contradictions de notre classe politique dans ses réponses à la crise.
Le premier enseignement concerne le problème des mauvaises mesures de performance des banques. A la suite de l’annonce concernant Deutsche Bank, les cours d’autres mégabanques européennes comme UBS, Crédit Suisse et Royal Bank of Scotland s’effondraient également, du fait de la conduite similaire de toutes ces banques dans les années qui ont précédé la crise des subprimes. De fait, la plupart des mégabanques poursuivent le même objectif de maximisation d’un critère biaisé de performance appelé « la rentabilité des fonds propres ». C’est la poursuite de cet objectif qui a conduit les mégabanques mondiales à privilégier toutes en même temps les activités de titrisation lors de la bulle immobilière américaine et les mégabanques françaises et allemandes à alimenter les bulles immobilières dans les pays périphériques de la zone euro jusqu’à la crise de 2008.

Le second enseignement concerne le problème des interconnexions et des incitations perverses qu’elles génèrent. Les déboires de la Deutsche Bank génèrent un problème « systémique » pour l’ensemble du système bancaire du fait de la densité des interconnexions entre banques d’investissement. Les mégabanques ont souvent le même portefeuille d’activités de marché, nouent entre elles des contrats dérivés qui les exposent au risque de contrepartie, se prêtent à court terme sur le marché interbancaire. Ainsi, les problèmes d’une seule grande banque « systémique » paralysent l’ensemble des banques d’investissement, et par extension, l’intégrité des systèmes de paiement et de dépôt, du fait de l’émergence du modèle des « banques universelles » depuis la fin des années 90 avec la naissance du géant bancaire Citigroup et l’abrogation par Bill Clinton du Glass-Steagall Act. Cette situation donne naissance à un problème dit « d’aléa moral » : les créanciers des mégabanques n’ont aucune incitation à effectuer un travail de contrôle des risques pris par les banques car ils savent qu’il est peu probable que les gouvernements laisseront une banque systémique faire faillite. Cet aléa moral s’est renforcé depuis qu’ont pu être observées les conséquences de la chute de la banque Lehman Brothers en septembre 2008. Hormis le cas de l’Islande, qui a laissé ses banques faire défaut, les autres pays ont systématiquement garanti le passif de leurs banques, ce qui a causé partout une explosion de la dette publique et rendu parfois inévitable le recours aux politiques d’austérité.  Les nouvelles réglementations européennes visant à faire perdre des pertes aux créanciers à la suite des faillites bancaires ont été appliquées dans le cas de petites banques chypriotes ou italiennes mais leur application est peu crédible dans le cas d’une banque comme la Deutsche Bank. Cette situation risque  d’ailleurs de mettre l’Allemagne en porte-à-faux par rapport à son attitude inflexible sur le dossier du sauvetage des banques italiennes.

Le troisième enseignement de la crise frappant la Deutsche Bank concerne le problème de l’opacité et de la difficulté de manager des activités aussi diverses que la banque privée, la gestion d’actifs, la tenue de marché, le courtage, le conseil, la banque de détail… Les logiques et horizons de management sous-jacents à ces différentes activités sont foncièrement différents. Les associer sous une même entité avec des contraintes de rentabilité et de risque globales ne peut que conduire à délaisser les activités traditionnelles de prêt aux entreprises et aux particuliers au profit des activités de marché lors des phases d’euphorie financière puis à assécher brutalement le crédit à l’économie réelle lors des épisodes de panique. L’association de ces activités sous une même ombrelle pose également de sérieux problèmes d’éthique et de conflits d’intérêt, comme l’ont révélé les différents scandales faisant intervenir la banque Goldman Sachs (« Abacus », dette grecque etc.). Enfin, le mélange des activités crée un problème d’opacité et de confiance. Les propos rassurants des responsables politiques et des dirigeants des banques sur « leur solidité » échouent à rassurer les actionnaires des banques, qui ne comprennent plus les sources de risque et de performances des conglomérats dans lesquels ils investissent. Les managers des mégabanques semblent également dépassés par la complexité des risques qu’ils doivent gérer.

Le quatrième enseignement de la crise Deutsche Bank est politique. L’annonce du 16 septembre n’est que la suite d’un mouvement politique global tendant vers plus de régulations, de surveillance et d’intransigeance à l’égard des banques (on estime à 160 milliards de dollars les amendes payées par les mégabanques depuis 2010). Ce mouvement répond à une pression citoyenne poussant les politiques et les régulateurs à sanctionner les dérives qui ont été à l’origine de la plus grande crise économique depuis 1929, une crise dont l’économie mondiale n’est toujours par remise huit ans après.  Cette pression citoyenne s’incarne à travers des mouvements tels que Les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout, mais aussi à travers la poussée mondiale de partis anti-establishment proposant une refondation radicale du système économique et financier, dont la réforme bancaire constitue souvent la pierre angulaire.  Le paradoxe de la situation est que ces mesures punitives interviennent, notamment en Europe, dans un contexte d’inflation trop basse, de contraction du crédit et de chômage de masse, une situation que les mesures intransigeantes prises à l’encontre des banques contribuent à aggraver en fragilisant les bilans bancaires et en décourageant encore davantage la prise de risques. D’autre part, la politique de taux zéro des banques centrales et les taux négatifs observés sur les dettes européennes les plus sûres, qui sont la conséquence de la dépression de l’économie mondiale et des cures d’austérité que s’infligent inutilement les gouvernements des pays avancés, sont également directement responsables des déboires des banques, dont l’activité traditionnelle dite de « transformation » consiste à emprunter à court terme et à prêter à long terme, en exploitant la différence entre taux long et taux courts.

Au final, nous voyons à travers l’épisode Deutsche Bank, l’ensemble des failles du modèle bancaire qui a émergé à partir des années 90 mais aussi les contradictions d’une classe politique incapable de formuler une solution cohérente à un problème qu’elle a directement contribué à créer.