Publié par le magazine Ma Yesh, avril 2017
Un point commun entre la
géographie des votes pour l’élection présidentielle américaine récente et pour le
référendum britannique du 23 juin dernier a été la fracture observée entre les grandes métropoles bénéficiaires de la mondialisation, où s’est
exprimé un vote largement favorable au statu quo, et les régions
péri-urbaines paupérisées et désindustralisées sous l’effet de la
mondialisation, qui ont majoritairement voté pour le renversement de ce statu
quo.
Ainsi, dans le cas du référendum
britannique, le vote Leave a été très majoritaire dans les anciens bastions
industriels du Nord-Est de l’Angleterre tels que Lincolnshire, le Yorkshire
(dont la capitale est Sheffield, ancien bastion de l'industrie textile et sidérurgique), le Staffordshire (dont la capitale Stoke est le
berceau de l’industrie minière). Dans le cas de l’élection américaine, le basculement dans
le camp républicain d’un grand nombre d’Etats de la « Rust Belt »
(Indiana, Pennsylvanie, Ohio, Wisconsin, Michigan), ancien bastions de l’acier
et du charbon américains, aura scellé la victoire électorale de Trump.
Ce clivage se traduit en réalité
dans l’ensemble des pays occidentaux. Ainsi, le
vote Marine Le Pen aux dernières élections européennes de 2014 a été le plus
important dans le Nord de la France, un ancien bastion de l’industrie métallurgique,
charbonnière et textile, aujourd’hui en déclin. L’annonce
de la délocalisation prochaine de l’usine Whirlpool d’Amiens vers la Pologne,
à peine trois ans après la fermeture de l’usine Goodyear, fournira à Marine Le
Pen l’occasion d’engranger des points supplémentaires dans cette région
sinistrée.
Le clivage a également une
traduction au niveau européen. Le vote contestataire est aujourd’hui très fort
dans certaines régions dites « périphériques » de la zone euro
(Espagne, Italie, Grèce en particulier), celles précisément qui ont vu leur
production industrielle décliner violemment depuis le lancement du marché
unique européen puis de l’euro. Ce déclin industriel a pu être masqué jusqu’en
2008 par l’afflux de capitaux extérieurs venus y gonfler des bulles
d’endettement immobilières ou public, mais la crise des « pays
périphériques » a révélé un paysage de désolation quand l’euphorie a fait
place à la panique chez leurs créanciers.
Dans tous ces cas, la
mondialisation a provoqué les mêmes phénomènes de polarisation économique. Comme
l’expliquent David Cayla et Coralie Delaume dans leur livre "La fin de
l’Union Européenne", les régions bénéficiaires de ce processus de polarisation sont
celles qui étaient initialement les mieux dotées en capital intellectuel et humain. C'est également celles qui ont opté pour les spécialisations les plus porteuses pour surfer sur la
croissance du secteur financier (New York, Londres), du secteur high tech (Sillicon
Valley) ou des pays émergents (Allemagne). D’autres anciens pays industriels
menacés ou pu sauvegarder leurs emplois en pratiquant le parasitisme fiscal
(Irlande, Luxembourg) aux dépens de leurs partenaires. Ces différentes régions
ont attiré vers elles les investissements et les talents, en vertu du
« multiplicateur local » décrit par le chercheur Enrico
Moretti : toute création d’emploi dans un secteur exportateur à forte
valeur ajoutée apporte en moyenne à la région concernée cinq emplois locaux
(restaurants, hôtellerie, services, fournisseurs, consultants etc.).
A l’inverse, les régions qui ne
disposaient pas de tels avantages comparatifs ou se sont vues confrontées à la
concurrence des pays à faible coût de main d’œuvre, ont commencé par perdre
leurs emplois industriels puis finalement l’ensemble de leur capital humain et de
leur tissu productif. Ainsi, l’Italie, qui disposait d’une industrie
pharmaceutique forte au début des années 80, à l’aube de la récente vague de
mondialisation, a perdu l’essentiel de cette industrie quand le secteur s’est
consolidé et concentré autour quelques pôles d’importance mondiale.
Tant que les perdants de ce
processus semblaient inaptes à le renverser parles urnes, les élites politiques,
économiques et médiatiques, incarnant les métropoles bien installées dans la
mondialisation, ont pu le traiter par le mépris et le déni. La mondialisation,
présentée alternativement comme une « chance » ou comme une « fatalité »,
s’est poursuivie, sous l’impulsion des gouvernements de centre gauche comme de
centre droit. Acte unique, OMC, accords nord-américains de libre échange, lancement
de l’euro, entrée de la Chine dans l’OMC, intégration des pays d’Europe de
l’Est dans le marché unique européen, négociations des traités transatlantique
et transpacifique, ratification de l’accord de libre-échange Union
Européenne-Canada ont ponctué ce processus apparemment inexorable, malgré la
montée de la désespérance dans les nouvelles friches industrielles et la
progression des partis dits « populistes » dans les urnes.
Mais les solutions proposées par
les partis de droite et de gauche modérées se sont révélées largement
inadéquates pour contrer la paupérisation des régions périphériques.
Les partis
libéraux veulent abaisser les charges pesant sur le travail, favoriser la
mobilité sociale et promouvoir la flexibilisation du marché du travail. Ces
solutions, mises en place en Allemagne sous l’impulsion du chancelier Schroeder
à partir de 2003, puis dans l’ensemble des pays européens durement touchés par
la crise depuis 2008, se révèlent des impasses. D'une part, les emplois créés par les politiques de flexibilisation du marché du travail correspondent à des « mini-jobs » précaires et à faible valeur ajoutée, inaptes à sortir les travailleurs peu qualifiés de l’engrenage de la pauvreté. Le malaise des chauffeurs Uber en constitue aujourd’hui l’emblème. D'autre part, ces politiques n’ont pas permis de développer de nouvelles spécialités industrielles pérennes. Ainsi, l'Allemagne n'a fait à travers les "réformes Hartz" qu'accentuer son avantage comparatif déjà existant. Et si l'Espagne a pu, à travers la compression des coûts salariaux, enrayer la chute de sa production industrielle depuis 2012, ce processus s'est accompli largement aux dépens de ses voisins français et italien, qui n'ont pas adopté la même politique. Si la politique de déflation salariale espagnole était généralisée à la France et l'Italie, le marché intérieur européen s'effondrerait et l'économie européenne s'enfoncerait dans la déflation.
Quant aux
solutions redistributives portées par les partis socio-démocrates, elles
enfoncent trop souvent les populations cibles dans l’assistanat. Le revenu
universel porté par le représentant du PS aux élections présidentielles
françaises constitue une forme de renoncement à extraire les catégories
populaires du chômage de masse.
Face aux déserts industriels
induits par la mondialisation, les politiques industrielles et territoriales, qui
étaient la norme jusqu’au début du processus de mondialisation des années 80, sont
en train de resurgir. Les stratégies d’aménagement du territoire, de
réindustrialisation et de « patriotisme économique », qui étaient
devenues des blasphèmes à l’ère de la mondialisation, reviennent à l’ordre du
jour. Elles ne sont plus l’apanage des partis extrêmes et sont portés désormais
par des voix aussi diverses que celle de Theresa
May, de Trump
avec son « Buy American, hire American » et de Montebourg avec
son « Made in France ». Les traités de libre-échange sont vus
avec la plus grande défiance par les opinions publiques tandis qu’une demande
d’Etat stratège et protecteur se fait jour au sein des habitants des régions
« périphériques ».
On dispose aujourd’hui d’un
certain recul sur l’efficacité des politiques territoriales. La première politique
d’aménagement territorial qui
a fait ses preuves est le développement de services et d’infrastructures publics
de qualité dans les territoires (bureaux de poste, hôpitaux, écoles disposant
d’enseignants fortement rémunérés et valorisés, universités équipées de centres
de recherche sur les technologies de pointe et dispensant des formations à très
haute valeur ajoutée, réseaux de transport…). Ces politiques de développement
territorial sont malheureusement menacées aujourd’hui par les cures d’austérité
que s’imposent les pays occidentaux depuis 2010, suite aux plans de sauvetage
du système financier à partir de 2008.
La seconde stratégie est le
développement par l’Etat de spécialisations industrielles adaptées aux atouts
des régions affaiblies par la mondialisation : production d’énergie verte,
transport maritime et fluvial, agriculture écologique,
tourisme etc. Ces politiques doivent s’accompagner de la mise en place
temporaire de subventions publiques aux entreprises créatrices d’emploi local
et de mesures de protections efficaces contre la compétition internationale. Une dévaluation monétaire semble indispensable au renouveau industriel de pays comme la Grèce, l'Italie, ou le Portugal. Une réévaluation du mark semble également indispensable au réveil de l'industrie française.
Malheureusement, ces politiques
restent considérées comme « irréalistes » ou « dépassées »
par les deux candidats modérés pouvant prétendre à la présidence de la
République en mai 2017.
Or, comme nous prévient le géographe
Christophe Guilluy, l'un des premiers à avoir analysé la dynamique de
désaffiliation politique et culturelle des territoires affectés par la
mondialisation: « si la France d’en haut ne fixe pas comme priorité le
sauvetage des classes populaires, le système est condamné. »
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