La zone euro avait une croissance de son PIB réel par tête autour de 1.8% avant 2007. Depuis 2007 le PIB par tête en zone euro n'a quasiment pas augmenté et le taux de chômage est toujours supérieur de 3 points à son niveau d'avant-crise (Figure 1a). La zone euro apparaît comme l'ensemble le plus profondément enlisé de tous les pays avancés, avec un "gap" de PIB de 15% par rapport à la tendance pré-crise (Figure 1b).
La plupart des analystes français insistent sur le retard pris par la France et les autres "pays du Sud" dans les "réformes", sur le niveau d'endettement public qui "grèverait la confiance" etc, en occultant la dimension profondément européenne de cette crise. Cette note a pour but d'en éclairer l'origine.
I) L'orgine de la crise de demande dans la zone euro
De 2000 à 2007, des écarts de compétitivité se sont creusés entre l'Allemagne et les pays dits "peripheriques" (Espagne, Italie, Grece, Irlande...).
Pendant que l'Allemagne pratiquait une politique de compression des salaires avec les reformes Schroeder de 2003, et se mettait à accumuler des excédents commerciaux, les pays périphériques, eux, voyaient leurs coûts salariaux rapidement augmenter et enregistraient de forts déficits commerciaux (Figure 4).
Jusqu'en 2007 la croissance globale européenne s'est maintenue à un niveau élevé grâce à l'afflux de capitaux français et allemands vers les pays périphériques, qui se finançaient ainsi à un coût très bas.
Après 2010, les créanciers des pays périphériques ont soudain arrêté de les financer, prenant conscience des bulles d'endettement (surtout des ménages et entreprises) qui se formaient dans ces pays.
Le déficit commercial des pays périphériques ne pouvant plus être financés par les investisseurs privés, il y avait trois choix possibles pour les leaders europeens:
1) maintenir ces déficits et les financer par des fonds publics (ce qui est courant au sein des zones monétaires plus intégrées politiquement que la zone euro)
2) réduire symétriquement l'excédent allemand et les déficits périphériques (qui se correspondent à peu près, comme le montre la Figure 2) notamment par une hausse forte des salaires en Allemagne
3) obliger les pays périphériques à contracter leurs dépenses sans effort symétrique de l'Allemagne pour augmenter les siennes.
C'est cette dernière voie qui a été choisie (voir Figure 3), à travers des réformes et traités qui feront l'objet d'une autre note.
Ces pays représentant 1/3 du PIB de la zone euro, l'effet de cet ajustement a été dépressif sur toute l'économie européenne.
Figure 1a: PIB réel par tête (gauche) et taux de chômage dans les principaux pays avancés
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Figure 2: Balances courantes allemande et périphérique avant-crise
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Figure 3: Balances courantes allemande et espagnole avant et après crise
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II) Le problème de l’excédent allemand
Dans la première partie, nous avons évoqué le mode d’ajustement asymétrique des économies au sein de la zone euro : les pays avec un déficit de balance courante ont été contraints de réduire brutalement leurs dépenses tandis que l’Allemagne, dont l’excédent courant correspond à la totalité du déficit courant périphérique, n’a pas augmenté ses dépenses.
Dans ce qui suit, nous allons nous attarder plus longuement sur « le problème de l’excédent allemand » :
- Partie 1 : pourquoi l’Allemagne enregistre-t-elle un tel excédent courant ? (rappel : l’excédent courant correspond à la balance commerciale à laquelle il faut ajouter notamment les revenus financiers provenant des investissements des résidents à l’étranger et retrancher les revenus financiers liés aux investissements étrangers dans l’économie domestique).
- Partie 2 : Quelles en sont les conséquences pour l’économie européenne ? Comment l’Allemagne pourrait faire pour réduire cet excédent ? Fait-elle tout ce qui est en son pouvoir pour le faire ?
1) L'origine de l'excédent allemand
L’Allemagne a, pendant les années
90, encaissé le choc de la réunification. Des investissements considérables ont
dû être effectués et une modération salariale imposée pour rétablir la
compétitivité du pays, plombée par la faible productivité des usines de
l’ancienne RDA et la conversion à parité de tous les prix, salaires et dépôts
est-allemands en marks ouest-allemands.
A partir de 2003, le chancelier Schröder lance
l’Agenda 2010, un ensemble de réformes destinées à rétablir la compétitivité de
l’économie allemande et à réduire le chômage. Ces mesures consistent en
particulier à réduire la fiscalité sur les entreprises, à flexibiliser le
marché du travail (naissance des « mini-jobs »), ainsi qu’à revoir à la baisse les allocations
chômage et l’assurance maladie. Ces réformes, baptisées « Hartz »,
sont très controversées aujourd’hui, le leader de l’opposition Martin Schulz
voulant en particulier les revoir profondément s’il succède à la chancelière
Angela Merkel en septembre. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Comme on le voit sur la Figure 4,
le « coût unitaire du travail » en Allemagne (qui se définit comme le
coût horaire du travail divisé par la productivité) décline de 2003 à 2007,
alors que ce coût augmente au même rythme que l’inflation en France et à un
rythme de 3% par an dans les pays périphériques. Le fait que ces différents
pays partagent la même monnaie depuis le lancement de l’euro en 2002 a protégé
l’Allemagne d’éventuelles « dévaluations compétitives » de ses
voisins. Celles-ci seraient inévitablement arrivées si ces pays avaient disposé
de leurs monnaies après la crise de 2008.
D’autre part, l’industrie allemande disposait
anciennement d’un positionnement de haute valeur ajoutée (automobile de luxe,
machines-outils) et, après la chute du Mur, elle a pu capitaliser sur la
disponibilité d’une main d’œuvre qualifiée à bas coût dans son
« Hinterland » (Pologne, Slovaquie, Tchéquie etc.). Le positionnement
de son industrie a correspondu à merveille avec le grand boom des matières
premières et des pays émergents de 2000 à 2008.
La compression des bas salaires
consécutive aux réformes Hartz a d’autre part augmenté les inégalités
de revenus et l’épargne domestique allemande (la propension à épargner est plus importante chez les plus hauts revenus que chez les plus bas revenus). Le pays accumule d’autre part une épargne de
précaution pour parer à son vieillissement. L’investissement domestique privé a
lui aussi stagné du fait du manque d’attractivité du marché domestique (consommation
plombée par la compression des bas salaires et par le vieillissement
démographique) et la dépense publique s’est trouvée freinée par les
« faucons » conservateurs qui sont aux commandes du ministère des
finances depuis 2009. Un excès d’épargne sur l’investissement privé dans un
contexte de neutralité budgétaire ne peut que se traduire, en vertu d’une
équation comptable macroéconomique, que par un excédent de la balance courante.
L’excès d’épargne va s’investir à l’extérieur et servir à financer le déficit commercial
du reste du monde vis-à-vis de l’Allemagne.
Comme on le voit sur la Figure 5,
l’effet de ses différents facteurs sur sa balance courante a été
spectaculaire, celle-ci passant de -2% à 7% du PIB juste avant la crise de
2008. Depuis la crise, elle a encore augmenté jusqu’à atteindre 8.6% du PIB en
2016, soit 270 milliards d’euros. Cette augmentation est due en particulier à
la politique monétaire expansionniste de la BCE à partir de la fin 2014, dont
la conséquence a été la baisse de l’euro de 1.4 à 1.1 dollars, avec comme
corollaire la stimulation des exportations pour les pays de la zone euro
disposant du plus fort tissu industriel…. Le FMI prévoit une lente diminution
de cet excédent dans les années à venir (Figure 5).
Figure 5: balance courante allemande en % du PIB |
Sur la Figure 4, on voit que le
coût unitaire du travail augmente plus rapidement en Allemagne que dans les
autres pays depuis 2010. C’est la condition d’un réalignement des
compétitivités quand la dévaluation monétaire n’est pas possible. Mais, si la
convergence est rapide dans le cas de l’Espagne (qui a mis en place des mesures
similaires aux lois Hartz à partir de 2010, elle est beaucoup plus lente dans
le cas de la France et de l’Italie, dont le marché du travail est beaucoup
moins flexible. Une différence essentielle entre le contexte des années 2000 et
celui des années 2010 est que, dans les années 2000, les pays périphériques ont
connu une forte hausse de leurs coûts salariaux pendant que l’Allemagne réalisait
son ajustement (+ 3% par an en moyenne). Dans les années 2010, l’ajustement
périphérique est rendu plus difficile par la très lente hausse des coûts
salariaux unitaires en Allemagne (seulement + 2% par en moyenne).
Nous allons maintenant analyser les conséquences de l’excédent allemand pour
l’économie européenne ainsi que sur les moyens par lesquels l’Allemagne
pourrait le réduire.
2) Un excédent impossible à réduire?
Nous
avons exposé plus haut les origines du gigantesque excédent courant allemand (forte
épargne domestique, faible investissement privé, rigueur budgétaire, secteur
exportateur très dynamique, baisse de l’euro depuis 2014).
Dans cette dernière partie, nous allons
tenter de répondre aux questions suivantes : Quelles sont les conséquences
de l’excédent allemand pour l’économie européenne ? Comment l’Allemagne pourrait
faire pour réduire cet excédent ? Fait-elle tout ce qui est en son pouvoir
pour le faire ?
Qu’est-ce que cela signifie
exactement qu’un pays se trouve en excédent courant structurel ? Cela veut
dire qu’il produit structurellement plus qu’il ne dépense (les dépenses
incluent ici les dépenses de consommation et d’investissement, publiques et
privées). Autrement dit, ce pays vit en-dessous de ses moyens : il « subtilise »
de la demande au reste du monde, obligeant les autres pays à s’endetter
vis-à-vis de lui. En même temps qu’il exporte ses produits, le pays en excédent
exporte des flux de capitaux vers le reste du monde, ces flux servant à
financer la dette des autres pays vis-à-vis de lui. Si cet excédent est
temporaire, alors les créances accumulées peuvent s’annuler lorsque le pays
repasse en déficit courant, ce qui permet à la dette du reste du monde d’être
remboursée. Mais, si l’excédent devient structurel, alors les créances du pays
excédentaire sur le reste du monde (et la dette du reste du monde vis-à-vis du
pays excédentaire) ne font que s’accumuler sans fin au cours du temps. C’est ce
qui se passe dans le cas de l’Allemagne.
C’est un peu comme une relation
entre une cigale et une fourmi, où la fourmi prêterait chaque jour à la cigale
de quoi lui acheter le fruit de son labeur. La cigale verrait ainsi sa dette
augmenter chaque jour vis-à-vis de la fourmi, sans aucun espoir de la rembourser
car, pour la rembourser, il faudrait que la fourmi se décide à dépenser son surplus
accumulé au fil des jours, ce qu’elle ne se résout jamais à faire…
Jusqu’à la crise financière de
2007-2008, le capital exporté par l’Allemagne se dirigeait essentiellement vers
les pays périphériques, tout comme une part importante de l’excédent commercial
allemand. Après la crise, ces flux de capitaux se sont subitement interrompus,
à cause de la défiance des investisseurs privés vis-à-vis de la dette
périphérique. Ils se sont donc dirigés vers l’extérieur de la zone euro.
Parallèlement, du fait de la compression du marché intérieur européen, l’excédent
commercial allemand s’est redirigé de l’Europe vers les Etats-Unis et la Chine.
On pourrait objecter que c’est
peut-être le reste du monde (la cigale) qui vit au-dessus de ses moyens, plutôt
que l’Allemagne (la fourmi) qui vit en-dessous de ses moyens. Comment trancher
entre les deux hypothèses ? La réponse nous est fournie par les taux d’intérêt
des grands pays industrialisés depuis 2007 (voir Figure 6) : ces
taux sont au niveau le plus bas de toute leur histoire. Ceci signifie que le
monde souffre aujourd’hui d’un excès d’épargne (ou d’un manque de dépenses), le
déséquilibre entre épargne et dépenses se traduisant par des taux d’intérêt
très faibles, voire quasiment nuls dans le cas de l’Allemagne. Cet excès d’épargne
au niveau global est probablement l’une des causes majeures de la faiblesse de
la croissance mondiale depuis la crise de 2007-2008.
L’Allemagne, avec son excédent
commercial record, est un responsable majeur de cet excès d’épargne. Si elle le
résorbait, ce serait 270 milliards d’euros de dépenses supplémentaires chaque
année qui s’ajouteraient au PIB mondial (environ 0.4% du PIB mondial, soit
plus de 10% de la croissance mondiale…). Compte tenu de l’intensité des
échanges commerciaux entre l’Allemagne et ses partenaires de la zone euro, une
grande partie de ce bénéfice irait directement au reste de la zone euro. L’excédent
allemand représentant environ 2.5% du PIB de la zone euro, sa disparition provoquerait
une puissante relance de la demande intérieure européenne.
Figure 6: taux gouvernementaux à 10 ans pour l'Allemagne, les Etats-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et la France |
Explorons maintenant les voies
par lesquelles l’Allemagne pourrait réduire son excédent. Il y en a au moins
trois :
- Elle pourrait redistribuer de façon directe du pouvoir d’achat aux classes moyennes et populaires, qui ont été particulièrement touchées par les réformes Hartz (voir note précédente) : i) hausse supplémentaire du salaire minimal (il y a une seule hausse du salaire minimum, de 0.34 euros en 2017, depuis son instauration à 8.5 euros par heure en 2015…), ii) augmentation des allocations chômage fortement coupées par les lois Hartz, pouvant donner du pouvoir de négociation aux salariés, iii) baisses d’impôt pour les plus bas revenus. Ce type de mesures aurait comme conséquence une détérioration de la compétitivité salariale allemande par rapport à ses voisins de la zone euro, une diminution de l’épargne, une hausse des investissements privés (attirés par un marché domestique plus dynamique), tous ses effets allant dans le sens de la diminution de son excédent. La hausse des salaires réels en Allemagne est certes supérieure à ce qu’elle est chez la plupart de ses voisins en zone euro, du fait du taux de chômage très faible (moins de 5%), mais cette hausse n’a quasiment jamais dépassé le rythme de 2% par an depuis 2010 et s’est même considérablement ralentie ces douze dernier mois (autour de 1% par an aujourd’hui).
- L'Allemagne pourrait engager des dépenses d’investissement public, son niveau d’investissement public étant de seulement 2% du PIB (largement inférieur à la moyenne européenne, qui est à 3%) et ses infrastructures étant dans un état très préoccupant (voir par exemple http://www.cnbc.com/2016/09/14/germany-has-a-crumbling-infrastructure-problem.html). Dans un contexte de plein emploi, ces dépenses d’investissement public auraient pour effet d’enclencher une hausse importante des salaires réels et de l’inflation. Compte tenu du niveau de ses taux d’intérêt (voir Figure 6) et de son excédent budgétaire (0.8% du PIB en 2016), elle pourrait largement le faire sans dégrader sa solvabilité financière.
- Elle pourrait encourager fiscalement les dépenses d’investissement privées (par exemple par des crédits d’impôt).
En plus de ces trois
possibilités, l’Allemagne pourrait accepter de réinvestir son excédent courant
vers les économies périphériques de la zone euro, ce qu’elle se refuse à faire
depuis le début de la crise. Cela permettrait de « recycler » cette
épargne au service de la croissance européenne plutôt qu’à l’extérieur de l’Europe.
L’Allemagne, régulièrement mise
en accusation par le FMI, le Département du Trésor américain, la Commission
Européenne, l’OCDE, et depuis janvier 2017, par le nouveau président américain
Donald Trump, au sujet de son excédent courant, a toujours répondu jusqu’à
présent que cet excédent n’était pas le fruit d’une politique délibérée, mais
de sa participation à l’Union Monétaire Européenne : à cause de celle-ci,
le cours de sa monnaie est sous-évalué de plus d’un tiers par rapport à celui qui
prévaudrait si elle disposait de sa propre monnaie… Argument d’une certaine
mauvaise foi au regard de la discussion précédente.
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