samedi 15 juillet 2017

Le big bang de la doctrine économique conservatrice au Royaume-Uni est-il exportable de l’autre côté de la Manche ?

Publié dans le magazine Ma Yesh, juin 2017
Publié dans Le Figaro Vox sous le titre "Theresa May, l'anti Margaret Thatcher"

Le Manifeste du parti conservateur britannique publié il y a quelques jours en vue des élections anticipées du 8 juin prochain marque un changement radical dans la philosophie du « Tory Party ». Les observateurs de la vie politique britannique avaient pu déjà déceler les signes avant-coureurs de cette contre-révolution thatchérienne dans la tonalité interventionniste et volontariste des discours de Theresa May depuis qu’elle a remplacé David Cameron au 10 Downing Street après le référendum du 23 juin 2016. On peut lire dans le Manifeste notamment ce passage: « Nous ne croyons pas aux marchés libres sans entraves, nous rejetons le culte de l’individualisme égoïste, détestons les inégalités, la division sociale et l’injustice, voyons les dogmes et l’idéologie non seulement comme inutiles mais dangereux. Le vrai conservatisme signifie un engagement envers le pays et la communauté, une foi non seulement dans la société mais dans le Bien que le gouvernement peut apporter ». 



C’est un changement de paradigme radical par rapport à la croyance, portée par Margaret Thatcher, que le gouvernement est toujours le problème plutôt que la solution. Ainsi, la Dame de Fer affirmait-elle lors d’un discours au parti conservateur en octobre 1987 : « La société n’existe pas. Il y a des hommes et des femmes individuels, et il y a des familles. Et aucun gouvernement ne rien faire autrement qu’à travers les gens, et les gens doivent se préoccuper d’eux-mêmes en premier lieu. Il est de notre devoir de s'occuper de nous-mêmes, puis de s'occuper de notre voisin. Les gens ont trop de droits, sans les obligations, parce qu'il n'y a pas de droit si on ne s’est pas d’abord plié à une obligation. »   




Les trente années qui séparent les discours de ces deux leaders féminins emblématiques du parti conservateur ont été marquées par l’explosion des inégalités sociales et régionales outre-Manche. Le coefficient de Gini du Royaume-Uni, qui mesure les inégalités de revenus au sein de la population en âge de travailler, est un des plus élevés des pays de l’OCDE. Les inégalités régionales entre la capitale et les régions les plus pauvres sont les plus marquées de toute l’Europe. Les quatre décennies de dérégulation financière, de libéralisation des flux financiers et commerciaux, de destruction de l’Etat-Providence et de flexibilisation du marché du travail qui ont suivi les chocs pétroliers des années 70, ont favorisé le développement débridé du secteur financier, en même temps que le déclin des anciennes régions industrielles du Nord-Est de l’Angleterre, celles-là-même où l’on a voté à près de 60% pour sortir de l’Union Européenne lors du référendum du 23 juin (pendant que certains quartiers du centre de Londres se prononçaient à 70% pour le Remain). Certes, le Tory party contient encore un certain nombre d’héritiers idéologiques de Thatcher, qui comptaient sur le Brexit pour débarrasser le Royaume-Uni de la « bureaucratie bruxelloise » et finir de transformer le Royaume-Uni en grand paradis fiscal  aux portes de l’Europe. Mais, Theresa May, en fine politique, a fait le constat que le vote en faveur du Brexit provenait non des gagnants mais des perdants de la mondialisation, et exprimait autant un rejet de l’Union Européenne en tant que telle, que celui de la City et plus généralement des élites dirigeantes du pays, qui sont perçues, non sans raison, comme ayant détourné le pouvoir politique à leur seul profit depuis les années 80. Déterminée à accomplir la volonté majoritaire du peuple britannique qui s’est exprimée à travers ce vote, mais surtout à réparer les fractures sociales et culturelles très importantes qui se sont creusées en son sein depuis une quarantaine d’années, elle a axé son discours sur la reconstruction d’une nation qui « marche pour tous », mettant l’accent sur la réindustrialisation du pays, l’investissement dans les infrastructures et le système éducatif, l’aide aux petites et moyennes entreprises, l’aménagement du territoire, la protection des travailleurs pauvres et précaires, le contrôle des écarts de rémunérations et la participation des salariés au sein des entreprises. De manière intéressante, certains politiques industrielles prônées par Theresa May, comme le fait de réserver un tiers des commandes publiques aux petites entreprises britanniques d’ici 2020, se heurtent aux règles du Marché Unique européen. Cette orientation, qui vient s’ajouter au souhait de mieux contrôler les flux migratoires en provenance de l’UE, autre préoccupation exprimée par le vote pro-Brexit, confirme la volonté de Theresa May de négocier une réelle sortie du Marché Unique plutôt qu’un statut à la norvégienne. 


Certains à gauche restent incrédules, pointant les contradictions internes de la plateforme économique des Tories (comment vouloir faire tout ce qui est annoncé tout en se refusant à augmenter les impôts sur les entreprises et les plus aisés et en voulant réduire la dette publique ?) ou encore les incohérences personnelles de Theresa May, qui avait montré avant le référendum une inclination personnelle plutôt économiquement libérale (votant ainsi en 2013 en faveur d’une loi obligeant les salariés à payer des frais de £1200 pour toute procédure engagée contre leur ancien employeur). L’avenir dira si cette résurgence du « Red Tory » n’aura été qu’une stratégie électorale à court terme, destinée à reconquérir provisoirement le vote des classes populaires, qui ont massivement déserté les partis politiques traditionnels, au profit notamment du parti eurosceptique UKIP. 


Mais le changement de paradigme intellectuel et politique est lourd et dépasse de loin le cadre du Tory party. Le Labour Party s’est lui aussi réinventé sous l’impulsion de son leader Jeremy Corbyn, qui a mis fin à l’emprise idéologique du « New Labour » de Tony Blair. La plateforme travailliste s’est musclée et charpentée sur la lutte contre les inégalités de revenus (à travers la proposition d’un système de taxation beaucoup plus progressif), mais aussi sur la protection et le pouvoir d’achat des salariés (projet d’interdire les contrats zéro heure, d’augmenter le salaire minimum), sur la réforme du système de sécurité sociale (projet de renationaliser le système de santé), et sur l’amélioration des services publics (projet de redévelopper une éducation de qualité et gratuite pour tous, de renationaliser des secteurs privatisés comme celui du rail). 



Le résultat de ces nouvelles orientations doctrinales des deux grands partis britanniques est un retour des classes populaires vers les partis traditionnels : Tory et Labour s’arrogent respectivement 45% et 35% des intentions de vote d’après les derniers sondages, contre seulement 5% pour le UKIP. Ces chiffres étaient de respectivement 35%, 30% et 20% - des scores qui feraient déjà pâlir d’envie les partis de gouvernement français- juste avant le référendum du 23 juin. Ces tendances sont une matière à réflexion pour les partis traditionnels européens, victimes du même processus de désertion que le Labour et le Tory party avant le référendum du 23 juin. Les politiques molles d’aménagement du statu quo ne fonctionnent plus. Celle des « marchistes », consistant à maquiller la poursuite du statu quo sous des traits « révolutionnaires » est également condamnée à l’échec. Le seul moyen de reconquérir les classes populaires sera pour les partis de gouvernement de proposer un véritable « New Deal » en leur faveur. Pour les pays de la zone euro, ce sera un exercice beaucoup plus difficile que pour le Royaume-Uni, comme l’a montré l’expérience de Syriza en Grèce : toute promesse faite aux classes populaires d’en finir avec l’austérité et les politiques de déflation salariale se heurtera au consensus européen en faveur de telles politiques et surtout, à la pression conjointe des marchés financiers et de la BCE, qui étranglera efficacement toute velléité contestataire au sein de l’Union Monétaire.  Euro ou démocratie, faudra-t-il choisir ?  

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