Publié par le magazine Ma Yesh, février 2017
L’année 2016 aura connu deux
bouleversements largement inattendus : le vote britannique du 23 juin en
faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis
le 8 novembre.
Dans un cas comme dans l’autre,
de nombreux analystes, après avoir échoué à prédire la possibilité même de ces
événements, ont tenté d’en relativiser l’importance. Ces deux votes devaient
rester des accidents sans conséquence. La Grande-Bretagne, après avoir cuvé sa
colère, devait soit tout simplement renoncer au Brexit, soit négocier un
arrangement avec l’Union Européenne très semblable au statu quo. Quant à Trump,
il était attendu qu’une fois élu et investi, il rentre dans le rang et cesse
ses déclarations fracassantes sur le commerce et les immigrés.
Mais rien ne s’est passé comme
prévu. Dans une interview
au journal allemand Bild, Trump a soutenu le vote britannique en faveur du
Brexit, prévoyant (et souhaitant même implicitement) des sorties d’autres pays
de l’Union Européenne dans les années qui viennent. Il a affirmé que l’UE
n’était devenue qu’un « véhicule au service de l’Allemagne »,
condamnant en des termes peu diplomatiques l’erreur catastrophique de Merkel
dans sa politique d’accueil des réfugiés. Il s’est également plaint de la
politique commerciale de l’Allemagne (l’excédent commercial allemand envers les
Etats-Unis s’est élevé à environ 60 milliards de dollars en 2016, environ 10%
du déficit commercial total des Etats-Unis).
Le lendemain, Theresa May faisait
connaître dans un long discours
sa stratégie en ce qui concerne les négociations de sortie avec l’Union
Européenne. La priorité pour elle sera la maîtrise des flux migratoires en
provenance de l’UE, même si cela coûtera au Royaume-Uni l’accès au marché
unique européen. Mais elle dit rester attachée au principe du libre-échange, la
sortie de l’UE étant pour elle l’occasion d’intensifier les relations
commerciales avec les partenaires non européens (Commonwealth, Etats-Unis
notamment).
Le monde anglo-saxon s’engage
donc, de façon cohérente et coordonnée, dans une sécession à l’égard de l’ordre
international ancien, dont l’épicentre se situe désormais à Berlin.
Cet ordre peut être décrit par
trois caractéristiques principales. Premièrement, une défense des droits
considérés comme « universels » (libertés fondamentales, droits des
minorités etc.), aux dépens de la souveraineté des Etats-nations. Deuxièmement,
une intégration européenne sous le giron de l’UE et une alliance atlantique de
l’UE et des Etats-Unis, notamment dirigée contre la menace russe aux portes de
l’Europe. Troisièmement, une libéralisation extrêmement poussée des flux de
marchandises, des capitaux et des personnes. Nous avons décrit dans un précédent
article les désordres économiques et culturels provoqués par cet ordre
international « libéral » (« libéral » étant pris dans un
sens aussi bien économique que dans un sens anglo-saxon, c’est-à-dire politique
et culturel) : polarisation des richesses au niveau social et territorial,
amenuisement de la base fiscale des Etats face aux possibilités d’optimisation
fiscale des multinationales, déclassement des employés peu qualifiés dans les
pays riches, friches industrielles, malaise culturel dû aux flux migratoires
etc.
Les élections américaine et
britannique de 2016 peuvent s’interpréter comme la revanche des perdants de la
mondialisation sur les élites qui en ont la charge depuis une trentaine
d’années. Sous l’impulsion de Trump et de May, toutes les caractéristiques de
l’ordre ancien sont appelées à voler en éclat. En ce qui concerne la défense
des droits universels et l’alliance transatlantique, Trump a clairement affirmé
que sa politique étrangère aurait à présent pour objectif principal de détruire
l’islam radical. Il a fait part à de nombreuses reprises de son intention de
s’allier à l’ensemble du « monde civilisé » - qui, dans son esprit,
n’est pas synonyme du « monde libre » et inclut la Russie de Poutine-
dans cet objectif. Il décrit l’OTAN comme un outil « obsolète » et
coûteux pour les Etats-Unis. Les Européens ne pourront donc plus compter sur le
bouclier américain face à l’ambition affichée par Poutine de reconstituer la
sphère d’influence russe à l’Est de l’Europe. En ce qui concerne la libre
circulation des personnes, un pilier de la construction européenne depuis
l’avènement de l’Acte Unique en 1986, elle se trouve sous les tirs croisés de
Trump, de May et des pays d’Europe de l’Est regroupés au sein du bloc « Visegrad
4 » (Hongrie, Pologne, Slovaquie, République Tchèque), pays
dont les gouvernements conservateurs remettent également en question certains
des « droits fondamentaux » inscrits dans la Constitution Européenne.
Enfin, en ce qui concerne le commerce international, régi notamment par
l’Organisation Mondiale du Commerce et, au sein de l’UE, par les directives de
la Commission Européenne, il est attaqué par le nouveau couple à la tête du
monde anglo-saxon. Par Trump, quand il menace (toujours dans la même interview)
d’imposer des droits de douanes de 35% aux importations de BMW fabriquées au
Mexique. Mais également par May, quand elle déclare qu’elle donnera la priorité
au contrôle des flux migratoires sur toute autre considération dans les
négociations avec l’UE. En effet, les « quatre libertés »
(circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes)
étant indissociables au sein de l’UE, la conséquence de cette stratégie sera
une restriction des échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et le continent
européen.
Nous voyons donc se dessiner de
façon cohérente un coup d’arrêt au processus de mondialisation qui s’est
déroulé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Partout, même en dehors de
l’Amérique de Trump, du Royaume-Uni de Theresa May et des pays du Visegrad 4,
on assiste à l’ascension des partis prônant le protectionnisme, migratoire et
commercial. Partout, on peut voir une remise en cause des valeurs cosmopolites
et libérales par un nouveau courant conservateur, qui dépasse de loin l’extrême
droite et les retraités, et gagne désormais les jeunes, certains courants de la
droite classique (Manif pour Tous, Sens Commun) et de gauche (« génération
Michéa », inspirée par la doctrine anti-libérale conservatrice de
Jean-Claude Michéa). Partout, on voit se renforcer le fossé entre une
« élite » profitant à plein de la mondialisation, habitant les
grandes métropoles et votant pour les candidats défendant le statu quo, et les
« classes populaires » se percevant comme « les perdantes de la
mondialisation », vivant dans les zones « périphériques », et
séduites par les partis « anti-establishment ».
Les offres politiques répondant à
ce malaise des classes populaires face à la mondialisation prennent des
expressions diverses selon les pays. Mais derrière les clivages de surface, se
dessine une cohérence troublante. Même si elles diffèrent en ce qui concerne
les questions de politique intérieure (traitement des inégalités,
Etat-providence, attachement plus ou moins marqué aux libertés fondamentales et
à l’Etat de droit etc.), toutes ces offres se posent en réalité contre le même
ennemi extérieur : l’ordre international « libéral ». Toutes ces
offres préconisent la restauration des Etats nations pour se protéger des
désordres créés par la mondialisation.
Qu’on ne s’y trompe pas, si
le président chinois Xi Jinping a vanté récemment à Davos les mérites de la
mondialisation, la Chine ne saurait se poser en défenseur de l’ordre
international libéral, avec sa politique très « illibérale » en
matière des droits de l’Homme, comme d’ailleurs en
matière de protection vis-à-vis des importations et investissements étrangers
(voir aussi mon précédent article sur les investissements chinois à l’étranger).
Le cœur de l’Europe se présente
donc comme la dernière forteresse de l’ordre ancien, une forteresse assiégée de
toutes parts : à l’Est par les tirs croisés de Russie, des pays de Visegrad
4 et de la Turquie, et désormais à l’Ouest, par le nouveau couple à la tête du
monde anglo-saxon.
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