mardi 22 mai 2018

L’Union Européenne en marche…vers sa désintégration

Publié par le magazine Ma Yech, juin 2018

L’Union Européenne, qui avait réussi à maintenir en sommeil les antagonismes nationaux et les tentations populistes depuis la fin de la seconde guerre mondiale,  est, depuis une dizaine d’années, en proie à un processus de désintégration. D’une part, comme aux Etats-Unis, un fossé s’est creusé depuis la crise financière de 2008 entre les peuples et leurs élites. D’autre part, un deuxième fossé se creuse entre « pays créanciers », Allemagne en tête, et « pays débiteurs » de la zone euro. En Allemagne, en Autriche, en Finlande, aux Pays-Bas, s’exprime une révolte contre les politiques de « sauvetages » des autres pays européens qui ont été mises place, au nom de la « sauvegarde de l’euro », suite à la crise des dettes « périphériques » de la zone euro en 2010. Au contraire, dans les pays débiteurs, c’est à une révolte contre l’ordre austéritaire européen inspiré par l’Allemagne que l’on assiste.

Si la dimension strictement financière de cette crise a été jugulée par les actions de Mario Draghi à la tête de la Banque Centrale Européenne (BCE), les interventions de la BCE sur les marchés de la dette publique ont été inadéquates pour résoudre la dimension économique et sociale de la crise. Dix ans après la crise des subprimes, les taux de chômage et de sous-emploi subi restent nettement supérieurs à leur niveau d’avant-crise en Grèce, en Espagne et en Italie, mais également en France.
La crise européenne a pris une nouvelle dimension identitaire avec la crise des migrants qui s’est déclarée en 2015, et s’est aggravée suite à la politique d’accueil des réfugiés annoncée unilatéralement par Angela Merkel. Puis elle a finalement pris un tour sécuritaire, avec les attentats islamistes du Bataclan et de Bruxelles en 2015-2016.

Crises économique et identitaire ont été à l’origine d’une montée des partis anti-establishment dans toute l’Europe, menant à la prise de pouvoir de partis anti-immigration dans de nombreux pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Autriche, République Tchèque), mais aussi à l’accession au pouvoir du parti anti-austérité Syriza en Grèce en 2015 et tout récemment, d’une coalition hybride de ces deux types de courants en Italie. France et Allemagne, pays moteurs de la construction européenne et deux principales économies de la zone euro, n’ont pas été épargnées par cette vague anti-establishment : les partis représentant le « bloc bourgeois », c’est-à-dire les classes de la population les plus aisées et les mieux insérées dans le statu quo de la mondialisation et de l’euro, se sont affaissés dans les deux pays, réalisant lors des élections de 2017 leur pire score combiné depuis l’après-guerre.

Finalement, la crise européenne s’est muée en crise diplomatique transatlantique depuis l’accession au pouvoir de Donald Trump en janvier 2017.

Attardons-nous sur trois symboles particulièrement frappants de la désintégration européenne.

Le Brexit, tout d’abord, est largement le reflet d’un rejet par les catégories populaires de la mondialisation et de la construction européenne, le vote « Leave » ayant enregistré ses scores les plus élevés dans les régions les plus affectées par la désindustrialisation et le tournant austéritaire européen de 2010. Les négociations du Brexit se déroulent dans une atmosphère tendue. Theresa May désire maintenir l’accès au marché unique européen tout en refusant les contraintes associées (libre circulation des personnes, abandon de la souveraineté juridique à la Cour de Justice de l’UE…). Face à elle, les dirigeants européens, Macron en tête, refusent de donner l’image d’une « Europe à la carte » où chaque pays pourrait négocier ses propres conditions d’adhésion. Le problème de la frontière entre Irlande (appartenant à l’UE et à la zone euro) et Irlande du Nord (membre du Royaume-Uni) n’est toujours par résolu.

La crise sécessionniste catalane, toujours non résolue, est l’expression, comme la montée de la Ligue du Nord en Italie, d’un ras-le-bol des régions les plus riches dans les pays les plus affectés par les politiques d’austérité européennes. Ces régions, qui sont travaillées par des mouvements indépendantistes très anciens, rejettent la saignée fiscale qui leur est imposée depuis le début de la crise par les gouvernements centraux perçus comme irrespectueux des identités régionales, corrompus et incapables de défendre les intérêts nationaux dans l’arène européenne.

Quant à l’Italie, elle est sur le point de se doter d’un gouvernement de coalition entre les deux principaux partis anti-establishment : la Ligue du Nord (mouvement anti-immigration à droite de Berlusconi) et le Mouvement Cinq Etoiles (mouvement anti-corruption, anti-austérité et eurosceptique). L’arrivée au pouvoir de ces partis anti-élites est la conséquence directe de la crise de l’euro et de celle des migrants, l’Italie faisant partie, avec la Grèce, des pays qui ont le plus pâti de l’absence de solidarité entre pays européens sur la question de la gestion de la crise de l’euro et des flux migratoires en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient. Ce raz-de-marée « populiste », annoncé depuis près de cinq ans par de nombreux observateurs, souligne les failles institutionnelles de la zone euro, une union monétaire incomplète sans budget commun et sans processus de décision démocratique. Depuis la crise des dettes périphériques, l’Allemagne a imposé son propre agenda à la zone euro, à travers le « pacte fiscal » et le mantra des « réformes structurelles », qui enferment l’Europe dans le dogme de la restriction budgétaire et de la compétitivité salariale. L’insuccès de ces politiques de « dévaluation interne » synchronisées est flagrant depuis 2011 et est largement responsable de la montée des partis anti-austérité dans toute l’Europe. Mais l’aspiration des peuples européens à d’autres types de politiques n’a pas trouvé de débouché politique dans les partis traditionnels, qui se sont arc-boutés sur la doctrine du TINA (« There is No Alternative »). Il était ainsi fort prévisible qu’à l’agenda du nouveau gouvernement italien, se trouvent un volet de mesures en contradiction frontale avec les traités européens : de très fortes réductions d’impôt pour soulager les ménages et les entreprises, un revenu « de citoyenneté » d’au moins 780€ par mois (deux mesures dont le coût, estimé à 100 milliards d’euros sur la législature, doit être financé par l’émission d’une monnaie alternative, les « mini-BOT »), un effacement par la BCE de 250 milliards de dette italienne qu’elle détient, et enfin des restrictions à la politique d’accueil des migrants. La zone euro a certes connu le précédent Syriza en Grèce, qui s’était soldé par un « blocus monétaire » (restrictions de la fourniture de liquidités aux banques) de la BCE sur les banques grecques et la capitulation finale de Syriza face à la menace d’effondrement économique de la Grèce. Mais le cas italien constitue cette fois un danger existentiel pour l’UE et la zone euro. L’Italie est la troisième économie de l’UE et le premier marché obligataire de la zone euro. Toute tentative de blocus monétaire de la BCE à l’égard des banques italiennes pourrait déboucher sur une crise financière mondiale, du fait du poids de la dette italienne dans les portefeuilles d’investissement et du caractère systémique de certaines banques italiennes (Unicredit en particulier). La nationalité italienne du gouverneur de la BCE Mario Draghi aggraverait également les tensions nationalistes et la révolte anti-élite au sein de l’Union. La condescendance et le ton paternaliste qui ont caractérisé l’attitude européenne à l’égard de la Grèce ne seront sans doute pas possibles avec un poids lourd tel que l’Italie. Matteo Salvini le leader de la Ligue du Nord, a d’ailleurs sèchement rejeté l’appel récent de Bruno Le Maire, le ministre français de l’Economie et des Finances, au respect des engagements fiscaux italiens, y voyant une atteinte à la souveraineté italienne.

A la fois révélateurs et catalyseurs de la désintégration européenne, les divers griefs de Trump envers l’UE (sur l’excédent commercial européen vis-à-vis des Etats-Unis, sur les efforts d’armement insuffisants des Européens en vertu de leurs engagements au sein de l’OTAN et sur leur politique d’apaisement envers l’Iran) soulignent et approfondissent les lignes de fracture qui divisent les pays européens. Sur ces trois sujets, il sera impossible pour les pays de l’UE de s’exprimer d’une voix cohérente et puissante face à Trump, tant leurs intérêts sont divergents.

L’hégémon allemand, principal bénéficiaire de la zone euro, n’a ni les moyens financiers ni la volonté politique de compenser les perdants de l’Union Monétaire. L’Amérique de Trump ne voit plus l’UE comme un débouché commercial ni comme un facteur de stabilisation servant les intérêts stratégiques américains, mais comme une zone vivant au crochet des Etats-Unis et empreinte d’une idéologie de complaisance face à l’Iran et à l’islamisme. Dans ce contexte, la vision macronienne d’un budget commun, d’une gouvernance économique et même d’une « souveraineté» partagée de la zone euro apparaît comme bien tardive et naïve. L’Union Européenne est bien « en marche »…mais vers sa désintégration…



lundi 7 mai 2018

Un moment de vérité pour l’Iran et le Moyen-Orient

Publié dans le magazine Ma Yech, mai 2018

Depuis quelques semaines, le rial, la devise iranienne, est en chute libre. Depuis que Donald Trump a remis en question l’accord nucléaire iranien en octobre dernier, le rial a chuté de près de 50% par rapport au dollar. La moitié de cette chute a été consécutive à la nomination en mars dernier de John Bolton, un opposant de longue date à l’accord nucléaire iranien, comme conseiller à la sécurité nationale à la Maison Blanche. L’incertitude est aujourd’hui à son comble suite à l’ultimatum de 120 jours posé par Donald Trump aux signataires de l’accord nucléaire iranien, qui expire le 12 mai. Si les défauts de l’accord nucléaire iranien ne sont pas corrigés selon les vœux de Donald Trump, alors celui-ci menace de se retirer unilatéralement de l’accord et de lancer une nouvelle batterie de sanctions contre le régime iranien. Ces nouvelles sanctions s’ajouteraient à toutes les difficultés déjà existantes pour l’économie iranienne dans ce contexte extrêmement incertain : arrêt des investissements étrangers, gel des projets déjà conclus avec les pays étrangers, impossibilité de rapatrier les revenus d’exportation, tous encaissés à l’étranger, ce qui a pour effet de restreindre l’accès du pays aux devises étrangères… Le système bancaire est également fortement atteint, du fait d'une régulation laxiste et de l'accumulation des créances douteuses à l'actif des banques. Le coût de son renflouement est estimé à 200 milliards de dollars par les experts (soit environ la moitié du PIB iranien).

Les conséquences économiques et politiques de cette crise bancaire et monétaire sont déjà immenses pour le pays. Les iraniens se précipitent aux bureaux de change ou vers des agents de change non officiels pour obtenir des devises étrangères. De nombreuses entreprises ferment, incapables d’importer des produits de l’étranger. Le taux d’inflation implicite déduit de cette dérive du taux de change est de 60% par an (à comparer au taux d’inflation officiel de 9% par an). 

Le gouvernement iranien a mis en place des mesures d’urgence pour faire face à cette situation : gel des comptes bancaires des traders de devises, menaces de condamnation à mort envers les « auteurs de spéculation frauduleuse » sur les marchés des changes, augmentation forte des taux d’intérêts par la banque centrale iranienne, limitation des achats de devises extérieures, imposition d’un taux de change officiel du rial contre dollar (1$ = 42 000 rials). Mais ces mesures ne permettent pas véritablement de calmer la tempête qui s’est mise en branle. Au prix de 42 000 rials, les détenteurs de dollars refusent de vendre leurs devises et c’est donc au marché noir que s’échangent les dollars, à un cours de près de 70 000 rials pour un dollar.

Cette détérioration de la situation économique du pays s’inscrit dans un climat de fond qui dure en réalité depuis près de six mois. Les manifestations de protestations contre le régime de décembre 2017 et janvier 2018, dont les motivations étaient à la fois économiques et politiques, ont été réprimées dans le sang, causant des dizaines de morts. La jeunesse iranienne, qui plaçait de grands espoirs dans le programme de réformes économiques promis par Rouhani, se révolte à la fois contre l’autoritarisme religieux, qui sévit en Iran depuis près de 40 ans, contre l’expansionnisme iranien en Irak, en Syrie, et au Liban, qui se fait aux dépens de la situation économique intérieure, contre la pauvreté et les inégalités, et contre la corruption du régime. En effet, l’Iran dispose de ressources gazières et pétrolières immenses, dont les fruits sont accaparés par une infime oligarchie religieuse et militaire : Ali Khamenei contrôle à lui seul un empire de 95 milliards de dollars tandis que les Gardes de la Révolution et les fondations religieuses sont également à la tête de richesses colossales. Les réformes de « libéralisation » engagées par Rouhani se révèlent de simples privatisations clientélistes, opérant une redistribution supplémentaire des richesses du bas vers le haut de l’échelle des revenus. Dans le même temps, les dépenses sociales (subventions à l’achat de denrées de bases et d’essence destinées aux plus pauvres) se contractent. La sécheresse est un autre sujet critique pour l'Iran, 90% de la population habitant dans des zones à fort stress hydrique et les précipitations ayant atteint cette année leur niveau le plus bas depuis 50 ans. De forts mouvements de populations, des campagnes vers la périphérie des grandes villes ont d'ores et déjà eu lieu, provoquant une crise sociale et sanitaire sans précédent. Quinze millions d’iraniens sur une population totale de 80 millions d’habitants vivent dans des bidonvilles, 40% des iraniens vivent sous le seuil de pauvreté et et 30% des 20-24 ans sont au chômage. 

Les enjeux stratégiques de la situation iranienne sont colossaux pour Israël et pour le Moyen-Orient.
L’Iran se trouve dans un « corner », où il lui est difficile de ne pas respecter les termes de l’accord (même si Trump s’en retire) et de déclencher une guerre avec Israël, ce type d’initiatives pouvant enclencher la chute du régime. Il est probable que l’Iran cherche l’appui de la Russie pour asseoir sa présence en Syrie, suite aux frappes récentes contre les installations chimiques du régime syrien et à l’annonce du retrait prochain des troupes américaines de Syrie. Israël continuera de jouer toutes ses cartes pour éviter au maximum cette présence mais sa guerre de l’ombre contre les installations iraniennes en Syrie pourrait devenir fortement compromise si des bases syro-iraniennes se mettent en place, sous la protection des systèmes de défense anti-aériens russes. L’Iran pourrait également opter pour une présence invisible sous la forme de populations afghanes ou pakistanaises, infiltrées dans l’armée syrienne, sous financement iranien. C’est probablement l’approche la plus judicieuse pour consolider son influence en Syrie tout en évitant le risque d’un conflit extérieur qui pourrait mobiliser à nouveau la jeunesse contre le régime.

D’autres scénarios sont également possibles : un conflit ouvert avec Israël ou une pression accrue de Trump sur l’économie du pays pourraient finir par avoir raison du régime des mollahs et conduire à un rebattement complet des cartes pour le Moyen-Orient.
Les prochains mois seront décisifs pour savoir lequel de ces scénarios se réalisera…