jeudi 20 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 6)

Dans la précédente note, j'ai évoqué deux outils de régulation de l'offre de monnaie par la puissance publique: la création de "monnaie de base" par la banque centrale et l'émission de dette publique par l'Etat.

Ces deux approches ne sont pas équivalentes dans leurs impacts:

1) quand la banque centrale émet de la monnaie de base pour acheter des actifs, elle n'enrichit pas directement le secteur privé: le secteur privé est dépossédé des actifs financiers achetés par la banque centrale et acquiert à la place de la monnaie. Il se produit un échange "actifs contre monnaie". L'enrichissement du secteur privé est indirect via "l'effet richesse": le prix des actifs libellés dans la monnaie émise s'apprécie, ce qui bénéficie aux détenteurs d'actifs. L'inconvénient de cette "relance financière" de l'économie est qu'elle bénéficie aux détenteurs de capital, capital qui se trouve être particulièrement concentré chez les plus aisés. En pratique, on observe une déconnexion importante entre la nouvelle quantité de monnaie émise par la banque centrale et la variation de masse monétaire globale en circulation: la monnaie de base ne se traduit pas en nouveaux crédits de la part des banques privées. Ceci est d'autant plus vrai quand le problème de surendettement privé et des bilans bancaires dégradés est laissé sans réponse par les autorités, ce qui est par exemple le cas dasn une bonne partie de l'Europe du Sud aujourd'hui.

2) quand l'Etat émet de la dette, le secteur privé se trouve en possession d'un nouvel actif (la nouvelle dette publique émise), sans qu'il soit dépossédé d'un autre actif. Il y a donc enrichissement immédiat. Les néo-classiques expliquent que la richesse qui est créée d'un côté est annulée de l'autre par l'augmentation de la dette publique: les "anticipations rationnelles" déjouent selon eux l'effet de cette relance car les acteurs anticipent de futures hausses d'impôt pour ramener la dette publique à son niveau antérieur et donc se mettent à épargner davantage. Les analyses empiriques concluent que l'hypothèse néo-classique est fausse en général, et en particulier dans les crises. Le multiplicateur fiscal, qui décrit l'impact sur le PIB d'une impulsion budgétaire positive, a été récemment estimé à 1.5 par le FMI dans les pays de l'OCDE quand les taux directeurs de la banque centrale sont nuls comme aujourd'hui: une hausse des dépenses publiques de 1 point de PIB conduit à un accroissement du PIB de 1.5%.  Ceci se comprend bien: dans de telles situations, où le secteur privé est surendetté, le chômage est élevée et l'économie en surcapacité, les acteurs surendettés redeviennent solvables, les bilans bancaires s'assainissent, de nombreux acteurs économiques appauvris dépensent immédiatement leurs nouveaux revenus tandis que les entreprises embauchent et investissent voyant leurs carnets de commandes repartir. 
L'enrichissement du secteur privé apporté par la relance budgétaire est donc double: a) à travers la possession par le secteur privé de la nouvelle dette émise b) à travers l'augmentation de la dépense et des revenus. D'autre part, cet impact n'est pas localisé uniquement sur les plus hauts revenus, l'Etat pouvant par exemple choisir d'augmenter ses dépenses dans des secteurs employant une main d'oeuvre domestique faiblement ou moyennement qualifiée.

Ses avertissements ont pour l'instant été sans effet sur les décideurs politiques en zone euro....




mercredi 19 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 5)

Aujourd'hui quelques mots sur la création monétaire. 

Quand une banque commerciale distribue un prêt (par exemple un prêt immobilier), elle accroît la quantité de monnaie en circulation.

En effet, contrairement à ce que l'on croit souvent, une banque n'a pas besoin d'un depot préexistant pour prêter. Au contraire, les crédits FONT les dépôts. L'argent prêté par la banque constituera le dépôt du vendeur dans cette même banque ou dans une autre banque...qui prêtera à la première. De sorte que de la monnaie a été créée à partir de rien. Les banques ne sont donc pas seulement un intermédiaire entre épargnants et emprunteurs. Elles sont la courroie principale de la création monétaire.


C'est d'ailleurs la même erreur qui est commise quand on considère que "les caisses de l'Etat sont vides." Jamais les caisses ne sont vides. La monnaie se crée à partir de rien. Elle n'est pas comme une matière première épuisable. Sa création n'a pas de limites et produit elle même les conditions de sa demande. La creation monetaire ex nihilo ne pose un problème que lorsqu'elle n'est pas adossée à la production nouvelle de biens et services réels, ou à l'investissement dans de nouveaux actifs, auquel cas elle produit une inflation des prix des actifs financiers ou des biens réels.


Aujourd'hui, les banques commerciales sont le principal vecteur de création de la masse monétaire en circulation. Les autres producteurs de monnaie sont la banque centrale (créatrice de la "monnaie de base" composée des billets et pièces de monnaie ainsi que des réserves des banques à la banque centrale convertibles à tout moment en billets). Et enfin l'Etat, qui émet de la dette largement assimilable à de la monnaie (voir note précédente).

Lors des récessions, la création de monnaie par les banques commerciales se réduit. Le problème peut provenir soit d'une demande insuffisante de crédits (secteur privé déjà surendetté) soit d'un rationnement du crédit (dû à une politique trop prudente des banques) soit des deux à la fois.

L'offre de monnaie par les banques est donc de nature fondamentalement pro cyclique (elle augmente dans les périodes fastes et se tarit dans les périodes creuses). Dans les crises, il y a donc un déficit d'offre de monnaie par rapport à la demande de monnaie, qui crée les conditions de la déflation. L'augmentation de l'offre de monnaie par la banque centrale et par l'émission de dette publique a un rôle stabilisateur et permet d'éviter la déflation.

Nous reviendrons sur ces deux politiques de stabilisation dans une prochaine note.

samedi 15 juillet 2017

Dette, monnaie, banques etc. 4)

Je voudrais expliquer ici en quoi les mécanismes mis en place par les pays de l'UE à partir de la crise grecque de 2010 ont en fait constitué avant tout une vaste operation de soutien des banques françaises et allemandes.
Lorsque la crise de l'euro a éclaté en 2010, les principaux créanciers des pays périphériques étaient les banques françaises et allemandes, à travers leurs prêts aux banques périphériques et aux gouvernements. Une étude du FMI évalue les actifs nets de la France et de l'Allemagne sur les pays périphériques à environ 20% de leurs PIB en 2008 (soit près de 1500 milliards de dollars).
Le couple Merkozy (Merkel-Sarkozy) avait donc un intérêt conjoint fort pour mettre en oeuvre des plans de sauvetage de leur système bancaire qui se trouvait menacé par la possibilité d'une faillite des pays périphériques.
Les "sauvetages" de l'Irlande, de la Grèce et du Portugal en 2010, puis celui de l'Espagne en 2012, les prêts de la BCE aux banques puis ses achats de dette sur les marchés ont permis une vaste réallocation des rapports de créances intraeuropeens, des banques vers les États.
Les banques françaises et allemandes ont pu se délester progressivement de leurs actifs périphériques à risque, tandis que les États européens (pas seulement France et Allemagne !) en prenaient la charge. Dans le même temps, les États périphériques se portaient garants de la dette de leurs banques.
Il est très important de préciser qu'à l'époque personne n'insistait sur le besoin de faire prendre des pertes aux créanciers des banques renflouées ou mises en faillite par les États. Et pour cause, cela aurait impliqué de lourdes pertes pour les banques françaises et allemandes.
L' idée des "bail-ins" a été mise au point par Merkozy au sommet de Deauville fin 2010 mais n'a été effectivement implémentée qu'avec la crise chypriote de 2013, où justement les créanciers n'étaient plus dans ce cas français et allemands mais russes pour la plupart...
Puis cette idée est devenue le pivot de l'union bancaire mise en place dans les années qui ont suivi. L'augmentation des coûts de financement des nations périphériques s'explique en large part par ce choix de ne plus faire des dépôts et autres titres de dette des actifs sûrs a priori dans l'union monétaire.

Récapitulons les différents transferts de richesse associés aux différents bail out intergouvernementaux et opérations de la BCE: 
1) les citoyens des nations périphériques ont endossé la dette de leurs banques vis à vis des banques des pays coeur et ont dû supporter les efforts d'austérité associés 
2) les citoyens de l'UE ont pris à leur actif les créances des banques françaises et allemandes sur les pays périphériques (qui ne seront probablement pas remboursées dans leur intégralité).

En bref, c'est une vaste socialisation des bilans bancaires qui a été opérée à partir de 2010.
La notion de "responsabilité", l'idée d'"assumer les conséquences de ses excès", ce fut donc pour tout le monde...sauf les banques françaises et allemandes...
Sources:

External Imbalances in the Euro Area Author/Editor: Gian M Milesi-Ferretti ; Ruo Chen ; Thierry Tressel Publication Date: September 28, 2012 Electronic Access: Free Full text (PDF file size is 872 KB).Use…
IMF.ORG

Dette, monnaie, banques etc. 3)

Je voudrais expliquer ici pourquoi les investisseurs prêtent à la France à des taux aussi bas (moins de 1% à 10 ans) malgré ses déficits permanents depuis 40 ans.
Au contraire de la France, l'Italie est en excédent primaire (budget hors intérêt de la dette) et emprunte à des taux nettement plus élevés que la France (plus de 2% à 10 ans).
Pour le comprendre, il faut introduire la notion "d'actifs sûrs" ou "refuge". Les actifs sûrs sont vus par les investisseurs comme ceux ne pouvant subir de défauts de remboursement et comme ceux dont le prix de marché monte quand les actions baissent.
Ces actifs ont donc un rôle de protection du capital et même de couverture des risques dans les portefeuilles d'investissement.
Depuis le début de la crise de l'euro, les investisseurs distinguent les dettes "sûres" (France, Allemagne, Pays-Bas, Autriche...) des dettes "risquées" (pays peripheriques: Espagne, Italie, Grèce etc.) en zone euro.
Le critère de sélection n'est pas fondé sur l'équilibre budgétaire ni sur le ratio dette/pib ni même sur l'endettement extérieur (l'Italie est peu endettée vis à vis de l'extérieur) mais sur principalement l'état des banques, dont les États sont considérés en zone euro (à juste titre) comme les garants.
L'état des banques provenant lui même de l'endettement privé accumulé avant la crise...
Ainsi les émetteurs sûrs tirent profit de la crise de ce point de vue car ils attirent vers eux toute l'épargne mondiale en euros (y compris celle provenant des pays périphériques).
Au contraire, les émetteurs risqués se trouvent dans une spirale combinant surendettement privé, taux réels trop élevés, demande déprimée, austerite budgetaire, et risque de défaut souverain.
Cette fragmentation financière explique la divergence economique entre pays de la zone euro: les pays les plus endettés sont ceux qui auraient besoin des taux réels les plus bas et qui ont en fait les taux réels les plus élevés.
La France peut-elle basculer du côté des dettes risquées (comme le prédisent les libéraux depuis la crise grecque de 2010)?
Difficilement, car alors le poids des pays sûrs deviendrait trop faible pour assurer les pays risqués et le système financier mondial s'effondrerait (obligeant la BCE à intervenir pour conforter le statut d'émetteur sûr de la France).
La France peut donc se permettre de désobéir aux règles européennes sans avoir à craindre de subir une "attaque" des marchés.
Un levier politique considérable resté pour l'instant inexploité....

Dette, monnaie, banques etc. 2)

La dette publique ressemble à une monnaie mais cette parenté s'est fait quelque peu oublier depuis que le financement monétaire des déficits publics par la Banque Centrale a été interdit.
Qu'est ce qui caractérise la monnaie ? Elle ne verse pas d'intérêt et n'a pas de maturité. La dette publique verse des intérêts et est émise avec une maturité par les gouvernements. Mais la différence est plus ténue qu'il n'y paraît car un Etat "refinance" sans cesse sa dette sur les marchés quand elle arrive à maturité. D'autre part, un État qui émet de la dette dans sa propre monnaie (État qu'on peut appeler "monétairement souverain") peut toujours convertir sa dette en monnaie si sa banque centrale la rachète sur les marchés (en émettant de la monnaie dite "de base"). Dans ce cas, la Banque Centrale reverse les intérêts perçus sur la dette au Tresor et tant qu'elle conserve la dette à son bilan, tout se passe donc comme si l'Etat se finançait par l'émission de monnaie. La banque centrale peut même aller plus loin en effaçant la dette publique de son bilan ("monétisation de la dette"), opération qui semble pour le moment encore tabou au sein des nations avancées, mais qui est presque devenue implicite dans le cas du Japon. En théorie c'est toujours possible tant que l'inflation est sous contrôle (dans le cas du Japon c'est bien sûr le manque d'inflation le problème...).
La possibilité pour la banque centrale d'acheter la dette publique sur les marchés évite toute panique auto-réalisatrice des créanciers: à partir du moment où le créancier sait que le gouvernement qui a émis la dette dispose d'un prêteur en dernier ressort (la banque centrale), il n'est plus soumis au risque de crédit et ne sera pas poussé à vendre de façon précipitée ses titres de dette de peur de ne pas récupérer son capital.
Les banques centrales du Japon, du Royaume-Uni et des États-Unis vont beaucoup plus loin en manipulant les taux souverains à long terme depuis 2010 de manière à ce que les taux réels soient le plus bas possible et que la dette diminue par rapport au PIB sans qu'il soit nécessaire de dégager des excédents budgétaires.
Les États de la zone euro ne sont pas monétairement souverains car ils émettent de la dette dans une monnaie dont ils ne contrôlent pas politiquement l'émission. Les conséquences se sont fait voir notamment dans le cas de la Grèce, où les taux se sont mis à grimper de façon auto entretenue (des taux d'intérêt élèves sur les marchés obèrent la capacité de l'emprunteur à honorer sa dette donc aggravent la panique des créanciers). Pour des Etats comme l'Italie dont la faillite pouvait mettre en danger tout le système bancaire mondial, la panique a été enrayée par la décision de la BCE d'assumer son rôle de prêteur en dernier ressort à partir de 2012. Cependant les taux d'intérêt réels y restent beaucoup trop élevés pour voir la dette baisser en termes du PIB et les efforts d'austérité se relâcher.
Occulter les problèmes monétaires et agiter en permanence le spectre de la dette ont une fonction importante dans le débat public: convaincre les opinions publiques de la "nécessité" de détruire les États-providence et les systèmes de régulation du marché du travail.

Dette, monnaie, banques etc. 1)

"Chaque français hérite à la naissance d'une dette de 32 000 euros."
Il faut démonter l'ineptie de cette phrase, utilisée maintenant par le Ministère des Finances lui-même pour justifier les coupes qui s'annoncent:
1) la dette publique, c'est de l'épargne privée. Dans le cas de la France, 50% de la dette publique est détenue par des résidents domestiques. Donc on peut aussi bien dire que "chaque français hérite de 16 000 euros d'épargne placée en dette publique à la naissance"
2) la dette publique, à l'inverse de la dette d'un ménage privé, n'est pas destinée à être remboursée. Elle fait partie de la réserve d'"actifs sûrs" des acteurs privés. La réduire ne peut se faire que quand le secteur privé a besoin de puiser dans cette réserve (pour consommer, investir etc.). On ne peut pas dire que ce soit le cas aujourd'hui, alors que les taux à 10 ans sont proches des plus bas historiques.
3) forcer la réduction de la dette publique quand le secteur privé montre au contraire un besoin d'épargner vers des actifs sûrs conduit à un blocage de l'économie: le désir d'épargne du secteur privé ne trouve pas de débouchés et l'économie évolue en surcapacité (chômage, capacités de production non utilisées...).
4) si l'on s'inquiète réellement de la solvabilité du secteur public national, il faut regarder les actifs publics nets, définis comme la valeur des actifs publics moins la dette publique. Or, ceux-ci sont largement positifs dans le cas français (voir les données de Piketty http://piketty.pse.ens.fr/…/xls/Chapitre3TableauxGraphiques…). L'Etat français est donc très loin de la faillite.

PS: si l'on calcule la dette nette des Français vis-à-vis de l'extérieur (solde des créances du reste du monde sur notre économie et des créances des résidents domestiques sur le reste du monde), on aboutit au chiffre de 5000 euros de dette par Français.

Le mythe de la guérison du marché de l'emploi en Europe

Publié dans le magazine Ma Yesh, juillet 2017
Publié également dans le site Décider et Entreprendre
Depuis quelques mois, de nombreux économistes, hommes politiques et commentateurs expliquent que la croissance européenne s’approche de son niveau « potentiel » et le chômage européen de son niveau « structurel ». A les croire, nous serions proches du niveau de croissance et de chômage auquel l’économie tournerait à pleine capacité, c’est-à-dire auquel on devrait observer un sursaut de l’inflation et des salaires. Ce discours sert un objectif politique très clair: une fois l’économie arrivée au niveau de chômage structurel, la banque centrale est normalement contrainte de normaliser sa politique monétaire accommodante, les gouvernements de réduire leurs déficits et les pays européens d’accepter le breuvage des fameuses « réformes structurelles », que la Commission Européenne appelle de ses vœux.
Mais, comme le souligne la gardienne de l’inflation elle-même, l’inflation et les salaires ne semblent montrer aucun signe d’accélération : le taux de croissance des salaires était autour de 2.5% par an en moyenne avant 2008 et est depuis 2012 systématiquement inférieur à 1.5%. La BCE attribue ce rythme très faible de croissance des salaires à plusieurs causes, dont la principale est le niveau élevé de non-utilisation de la main d’œuvre disponible (le « slack » dans son jargon), qui pèse négativement sur les salaires.
Le « slack » est couramment mesuré par le taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT), qui correspond aux personnes sans emploi, immédiatement disponibles et en situation de recherche d’emploi. Ce-dernier a baissé de 12% à 2013 à 9.3% au premier trimestre 2017 en zone euro, un niveau qui semble correspondre à peu près à sa moyenne d’avant-crise. Cependant, dans une note qui a été commentée très abondamment par la presse économique, la BCE présente une estimation alternative du « slack », tenant compte notamment des travailleurs qui ont cessé de chercher un emploi et des travailleurs en situation de temps partiel subi.
Cette définition plus large du chômage, incluant les travailleurs découragés et le sous-emploi, conduit à un chiffre de chômage de 18% pour la zone euro, soit presque le double du taux de chômage au sens du BIT. Les disparités sont très importantes entre pays de la zone euro (voir Figure 1 plus bas). L’Espagne et l’Italie comptent respectivement 30% et 25% de « chômeurs » au sens élargi (18% en 2008), la France 19% (14.5% en 2008), l’Allemagne 10% (16% en 2008).
En France, les taux de sous-emploi subi et de travailleurs découragés atteignaient respectivement 5.4% et 2.5% fin 2016 (4.4% et 1.4% en 2008), portant l’estimation du « slack » à 5.7 millions contre 3 millions selon le calcul du BIT. Le « slack » français est près de 4.5 points au-dessus de son niveau de 2008 (+1.5 millions), alors que le différentiel n’est que de 2.5 points pour le taux de chômage au sens du BIT (+850 000).
Au global, la zone euro dans son ensemble voit le « slack » augmenter de 3.4 points (+6.6 millions) depuis 2008, dont 1.4 points dus à l’augmentation du nombre de travailleurs en sous-emploi subi ou découragés (+2.7 millions). Aux Etats-Unis, le taux de chômage « U6 », équivalent au « slack » mesuré par la BCE, vient juste de revenir à 8.4%, son niveau de fin 2007. Et, malgré cette convalescence presque totale du marché de l’emploi, la croissance moyenne des salaires et l’inflation restent toujours nettement inférieures à leur moyenne de longue période. La persistance du « slack » sur le marché du travail américain pourrait provenir de la chute, aggravée par la crise, du taux de participation au marché du travail. Mais la faible croissance des salaires a également une composante structurelle,  qu’il convient de relier à la baisse de long terme des gains de productivité.
Au final, lorsqu’on se focalise sur le « slack » au sens large, il est difficile de considérer avec sérieux l’hypothèse selon laquelle la France ou la zone euro dans son ensemble seraient revenues (ou seraient proches de revenir) à leur niveau de chômage structurel. Seule l’Allemagne est susceptible de se trouver dans cette situation.
Or, un contexte de chômage élevé avec une inflation très faible et des taux directeurs déjà ramenés à zéro est une situation bien connue des économistes (« trappe à liquidité » de Keynes), qui appelle une relance de la demande par la dépense publique. Mais la trappe à liquidité dans une zone monétaire non politiquement intégrée devient politiquement insoluble. L’épargne privée surabondante ne se porte pas sur la dette d’un gouvernement fédéral pouvant la réorienter vers des investissements de nature à soutenir la demande mais sur les dettes publiques des pays « cœur », France et Allemagne, dont la première ne peut pas dépenser en vertu des traités et la seconde ne veut pas dépenser au nom de la défense des intérêts des épargnants et de son obsession pour la rigueur budgétaire.
Entamer des réformes structurelles dans le contexte de la trappe à liquidité, c’est un peu comme augmenter la vitesse maximale autorisée sur une route embouteillée. En fait, cela peut même devenir contreproductif si les réformes de flexibilisation du marché du travail exercent une pression à la baisse sur les salaires, car alors la crise de demande en est aggravée. Comme vient de le confirmer la dernière enquête de l’INSEE auprès des entreprises françaises, Il convient d’abord de libérer le verrou de la demande avant de pouvoir se préoccuper de la compétitivité et de la flexibilité de l’offre.

Le big bang de la doctrine économique conservatrice au Royaume-Uni est-il exportable de l’autre côté de la Manche ?

Publié dans le magazine Ma Yesh, juin 2017
Publié dans Le Figaro Vox sous le titre "Theresa May, l'anti Margaret Thatcher"

Le Manifeste du parti conservateur britannique publié il y a quelques jours en vue des élections anticipées du 8 juin prochain marque un changement radical dans la philosophie du « Tory Party ». Les observateurs de la vie politique britannique avaient pu déjà déceler les signes avant-coureurs de cette contre-révolution thatchérienne dans la tonalité interventionniste et volontariste des discours de Theresa May depuis qu’elle a remplacé David Cameron au 10 Downing Street après le référendum du 23 juin 2016. On peut lire dans le Manifeste notamment ce passage: « Nous ne croyons pas aux marchés libres sans entraves, nous rejetons le culte de l’individualisme égoïste, détestons les inégalités, la division sociale et l’injustice, voyons les dogmes et l’idéologie non seulement comme inutiles mais dangereux. Le vrai conservatisme signifie un engagement envers le pays et la communauté, une foi non seulement dans la société mais dans le Bien que le gouvernement peut apporter ». 



C’est un changement de paradigme radical par rapport à la croyance, portée par Margaret Thatcher, que le gouvernement est toujours le problème plutôt que la solution. Ainsi, la Dame de Fer affirmait-elle lors d’un discours au parti conservateur en octobre 1987 : « La société n’existe pas. Il y a des hommes et des femmes individuels, et il y a des familles. Et aucun gouvernement ne rien faire autrement qu’à travers les gens, et les gens doivent se préoccuper d’eux-mêmes en premier lieu. Il est de notre devoir de s'occuper de nous-mêmes, puis de s'occuper de notre voisin. Les gens ont trop de droits, sans les obligations, parce qu'il n'y a pas de droit si on ne s’est pas d’abord plié à une obligation. »   




Les trente années qui séparent les discours de ces deux leaders féminins emblématiques du parti conservateur ont été marquées par l’explosion des inégalités sociales et régionales outre-Manche. Le coefficient de Gini du Royaume-Uni, qui mesure les inégalités de revenus au sein de la population en âge de travailler, est un des plus élevés des pays de l’OCDE. Les inégalités régionales entre la capitale et les régions les plus pauvres sont les plus marquées de toute l’Europe. Les quatre décennies de dérégulation financière, de libéralisation des flux financiers et commerciaux, de destruction de l’Etat-Providence et de flexibilisation du marché du travail qui ont suivi les chocs pétroliers des années 70, ont favorisé le développement débridé du secteur financier, en même temps que le déclin des anciennes régions industrielles du Nord-Est de l’Angleterre, celles-là-même où l’on a voté à près de 60% pour sortir de l’Union Européenne lors du référendum du 23 juin (pendant que certains quartiers du centre de Londres se prononçaient à 70% pour le Remain). Certes, le Tory party contient encore un certain nombre d’héritiers idéologiques de Thatcher, qui comptaient sur le Brexit pour débarrasser le Royaume-Uni de la « bureaucratie bruxelloise » et finir de transformer le Royaume-Uni en grand paradis fiscal  aux portes de l’Europe. Mais, Theresa May, en fine politique, a fait le constat que le vote en faveur du Brexit provenait non des gagnants mais des perdants de la mondialisation, et exprimait autant un rejet de l’Union Européenne en tant que telle, que celui de la City et plus généralement des élites dirigeantes du pays, qui sont perçues, non sans raison, comme ayant détourné le pouvoir politique à leur seul profit depuis les années 80. Déterminée à accomplir la volonté majoritaire du peuple britannique qui s’est exprimée à travers ce vote, mais surtout à réparer les fractures sociales et culturelles très importantes qui se sont creusées en son sein depuis une quarantaine d’années, elle a axé son discours sur la reconstruction d’une nation qui « marche pour tous », mettant l’accent sur la réindustrialisation du pays, l’investissement dans les infrastructures et le système éducatif, l’aide aux petites et moyennes entreprises, l’aménagement du territoire, la protection des travailleurs pauvres et précaires, le contrôle des écarts de rémunérations et la participation des salariés au sein des entreprises. De manière intéressante, certains politiques industrielles prônées par Theresa May, comme le fait de réserver un tiers des commandes publiques aux petites entreprises britanniques d’ici 2020, se heurtent aux règles du Marché Unique européen. Cette orientation, qui vient s’ajouter au souhait de mieux contrôler les flux migratoires en provenance de l’UE, autre préoccupation exprimée par le vote pro-Brexit, confirme la volonté de Theresa May de négocier une réelle sortie du Marché Unique plutôt qu’un statut à la norvégienne. 


Certains à gauche restent incrédules, pointant les contradictions internes de la plateforme économique des Tories (comment vouloir faire tout ce qui est annoncé tout en se refusant à augmenter les impôts sur les entreprises et les plus aisés et en voulant réduire la dette publique ?) ou encore les incohérences personnelles de Theresa May, qui avait montré avant le référendum une inclination personnelle plutôt économiquement libérale (votant ainsi en 2013 en faveur d’une loi obligeant les salariés à payer des frais de £1200 pour toute procédure engagée contre leur ancien employeur). L’avenir dira si cette résurgence du « Red Tory » n’aura été qu’une stratégie électorale à court terme, destinée à reconquérir provisoirement le vote des classes populaires, qui ont massivement déserté les partis politiques traditionnels, au profit notamment du parti eurosceptique UKIP. 


Mais le changement de paradigme intellectuel et politique est lourd et dépasse de loin le cadre du Tory party. Le Labour Party s’est lui aussi réinventé sous l’impulsion de son leader Jeremy Corbyn, qui a mis fin à l’emprise idéologique du « New Labour » de Tony Blair. La plateforme travailliste s’est musclée et charpentée sur la lutte contre les inégalités de revenus (à travers la proposition d’un système de taxation beaucoup plus progressif), mais aussi sur la protection et le pouvoir d’achat des salariés (projet d’interdire les contrats zéro heure, d’augmenter le salaire minimum), sur la réforme du système de sécurité sociale (projet de renationaliser le système de santé), et sur l’amélioration des services publics (projet de redévelopper une éducation de qualité et gratuite pour tous, de renationaliser des secteurs privatisés comme celui du rail). 



Le résultat de ces nouvelles orientations doctrinales des deux grands partis britanniques est un retour des classes populaires vers les partis traditionnels : Tory et Labour s’arrogent respectivement 45% et 35% des intentions de vote d’après les derniers sondages, contre seulement 5% pour le UKIP. Ces chiffres étaient de respectivement 35%, 30% et 20% - des scores qui feraient déjà pâlir d’envie les partis de gouvernement français- juste avant le référendum du 23 juin. Ces tendances sont une matière à réflexion pour les partis traditionnels européens, victimes du même processus de désertion que le Labour et le Tory party avant le référendum du 23 juin. Les politiques molles d’aménagement du statu quo ne fonctionnent plus. Celle des « marchistes », consistant à maquiller la poursuite du statu quo sous des traits « révolutionnaires » est également condamnée à l’échec. Le seul moyen de reconquérir les classes populaires sera pour les partis de gouvernement de proposer un véritable « New Deal » en leur faveur. Pour les pays de la zone euro, ce sera un exercice beaucoup plus difficile que pour le Royaume-Uni, comme l’a montré l’expérience de Syriza en Grèce : toute promesse faite aux classes populaires d’en finir avec l’austérité et les politiques de déflation salariale se heurtera au consensus européen en faveur de telles politiques et surtout, à la pression conjointe des marchés financiers et de la BCE, qui étranglera efficacement toute velléité contestataire au sein de l’Union Monétaire.  Euro ou démocratie, faudra-t-il choisir ?