L’Union Européenne, qui avait réussi à maintenir
en sommeil les antagonismes nationaux et les tentations populistes depuis la
fin de la seconde guerre mondiale, est,
depuis une dizaine d’années, en proie à un processus de désintégration. D’une
part, comme aux Etats-Unis, un fossé s’est creusé depuis la crise financière de
2008 entre les peuples et leurs élites. D’autre part, un deuxième fossé se
creuse entre « pays créanciers », Allemagne en tête, et « pays
débiteurs » de la zone euro. En Allemagne, en Autriche, en Finlande, aux
Pays-Bas, s’exprime une révolte contre les politiques de « sauvetages »
des autres pays européens qui ont été mises place, au nom de la « sauvegarde
de l’euro », suite à la crise des dettes « périphériques » de la
zone euro en 2010. Au contraire, dans les pays débiteurs, c’est à une révolte contre
l’ordre austéritaire européen inspiré par l’Allemagne que l’on assiste.
Si la dimension strictement financière de cette
crise a été jugulée par les actions de Mario Draghi à la tête de la Banque
Centrale Européenne (BCE), les interventions de la BCE sur les marchés de la
dette publique ont été inadéquates pour résoudre la dimension économique et
sociale de la crise. Dix ans après la crise des subprimes, les taux de chômage
et de sous-emploi
subi restent nettement supérieurs à leur niveau
d’avant-crise en Grèce, en Espagne et en Italie, mais également en France.
La crise européenne a pris une nouvelle
dimension identitaire avec la crise des migrants qui s’est déclarée en 2015, et
s’est aggravée suite à la politique d’accueil des réfugiés annoncée
unilatéralement par Angela Merkel. Puis elle a finalement pris un tour
sécuritaire, avec les attentats islamistes du Bataclan et de Bruxelles en
2015-2016.
Crises économique et identitaire ont été à
l’origine d’une montée des partis anti-establishment dans toute l’Europe,
menant à la prise de pouvoir de partis anti-immigration dans de nombreux pays
d’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Autriche, République Tchèque), mais aussi
à l’accession au pouvoir du parti anti-austérité Syriza en Grèce en 2015 et tout
récemment, d’une coalition hybride de ces deux types de courants en Italie. France
et Allemagne, pays moteurs de la construction européenne et deux principales
économies de la zone euro, n’ont pas été épargnées par cette vague anti-establishment :
les partis représentant le
« bloc bourgeois », c’est-à-dire les classes de la
population les plus aisées et les mieux insérées dans le statu quo de la
mondialisation et de l’euro, se sont affaissés dans les deux pays, réalisant
lors des élections de 2017 leur pire score combiné depuis l’après-guerre.
Finalement, la crise européenne s’est muée en
crise diplomatique transatlantique depuis l’accession au pouvoir de Donald
Trump en janvier 2017.
Attardons-nous sur trois symboles
particulièrement frappants de la désintégration européenne.
Le Brexit, tout d’abord, est largement le reflet
d’un rejet par les catégories populaires de la mondialisation et de la
construction européenne, le vote « Leave » ayant enregistré ses
scores les plus élevés dans les régions les plus affectées par la désindustrialisation et le tournant
austéritaire européen de 2010. Les négociations du Brexit se
déroulent dans une atmosphère tendue. Theresa May désire maintenir l’accès au
marché unique européen tout en refusant les contraintes associées (libre
circulation des personnes, abandon de la souveraineté juridique à la Cour de
Justice de l’UE…). Face à elle, les dirigeants européens, Macron en tête,
refusent de donner l’image d’une « Europe à la carte » où chaque pays
pourrait négocier ses propres conditions d’adhésion. Le problème
de la frontière entre Irlande (appartenant à
l’UE et à la zone euro) et Irlande du Nord (membre du Royaume-Uni) n’est toujours
par résolu.
La crise sécessionniste catalane, toujours non
résolue, est l’expression, comme la montée de la Ligue du Nord en Italie, d’un
ras-le-bol des régions les plus riches dans les pays les plus affectés par les
politiques d’austérité européennes. Ces régions, qui sont travaillées par des
mouvements indépendantistes très anciens, rejettent la saignée fiscale qui leur
est imposée depuis le début de la crise par les gouvernements centraux perçus
comme irrespectueux des identités régionales, corrompus et incapables de
défendre les intérêts nationaux dans l’arène européenne.
Quant à l’Italie, elle est sur le point de se doter d’un
gouvernement de coalition entre les deux principaux partis
anti-establishment : la Ligue du Nord (mouvement anti-immigration à droite
de Berlusconi) et le Mouvement Cinq Etoiles (mouvement anti-corruption,
anti-austérité et eurosceptique). L’arrivée au pouvoir de ces partis anti-élites
est la conséquence directe de la crise de l’euro et de celle des migrants,
l’Italie faisant partie, avec la Grèce, des pays qui ont le plus pâti de
l’absence de solidarité entre pays européens sur la question de la gestion de
la crise de l’euro et des flux migratoires en provenance de l’Afrique et du
Moyen-Orient. Ce raz-de-marée « populiste », annoncé
depuis près de cinq ans par de nombreux observateurs, souligne
les failles institutionnelles de la zone euro, une union monétaire incomplète
sans budget commun et sans processus de décision démocratique. Depuis la crise
des dettes périphériques, l’Allemagne a imposé son propre agenda à la zone
euro, à travers le « pacte fiscal » et le mantra des « réformes
structurelles », qui enferment l’Europe dans le dogme de la restriction
budgétaire et de la compétitivité salariale. L’insuccès de ces politiques de « dévaluation interne »
synchronisées est flagrant depuis 2011 et est largement responsable de la
montée des partis anti-austérité dans toute l’Europe. Mais l’aspiration des
peuples européens à d’autres types de politiques n’a pas trouvé de débouché
politique dans les partis traditionnels, qui se sont arc-boutés sur la doctrine
du TINA (« There is No Alternative »). Il était ainsi fort prévisible
qu’à
l’agenda du nouveau gouvernement italien, se trouvent un volet de mesures en
contradiction frontale avec les traités européens : de
très fortes réductions d’impôt pour soulager les ménages et les entreprises, un
revenu « de citoyenneté » d’au moins 780€ par mois (deux mesures dont
le coût, estimé à 100 milliards d’euros sur la législature, doit être financé
par l’émission d’une monnaie alternative, les
« mini-BOT »), un effacement
par la BCE de 250 milliards de dette italienne qu’elle détient, et enfin
des restrictions à la politique d’accueil des migrants. La zone euro a certes
connu le précédent Syriza en Grèce, qui s’était soldé par un « blocus
monétaire » (restrictions de la fourniture de liquidités aux banques) de
la BCE sur les banques grecques et la capitulation finale de Syriza face à la
menace d’effondrement économique de la Grèce. Mais le cas italien constitue cette
fois un danger existentiel pour l’UE et la zone euro. L’Italie est la troisième
économie de l’UE et le premier marché obligataire de la zone euro. Toute
tentative de blocus monétaire de la BCE à l’égard des banques italiennes
pourrait déboucher sur une crise financière mondiale, du fait du poids de la
dette italienne dans les portefeuilles d’investissement et du caractère
systémique de certaines banques italiennes (Unicredit en
particulier). La nationalité italienne du gouverneur de la BCE Mario Draghi
aggraverait également les tensions nationalistes et la révolte anti-élite au
sein de l’Union. La condescendance et le ton paternaliste qui ont caractérisé
l’attitude européenne à l’égard de la Grèce ne seront sans doute pas possibles
avec un poids lourd tel que l’Italie. Matteo Salvini le leader de la Ligue du
Nord, a d’ailleurs sèchement rejeté l’appel récent de Bruno Le Maire, le
ministre français de l’Economie et des Finances, au respect des engagements
fiscaux italiens, y voyant une atteinte à la souveraineté italienne.
A la fois révélateurs et catalyseurs de la
désintégration européenne, les divers griefs de Trump envers l’UE (sur l’excédent
commercial européen vis-à-vis des Etats-Unis, sur les
efforts d’armement insuffisants des Européens en vertu de leurs engagements au
sein de l’OTAN et sur leur politique d’apaisement
envers l’Iran) soulignent et approfondissent les lignes de fracture qui
divisent les pays européens. Sur ces trois sujets, il sera impossible pour les
pays de l’UE de s’exprimer d’une voix cohérente et puissante face à Trump, tant
leurs
intérêts sont divergents.
L’hégémon
allemand, principal bénéficiaire de la zone euro, n’a ni les moyens financiers ni
la volonté politique de compenser les perdants de l’Union Monétaire. L’Amérique
de Trump ne voit plus l’UE comme un débouché commercial ni comme un facteur de
stabilisation servant les intérêts stratégiques américains, mais comme une zone
vivant au crochet des Etats-Unis et empreinte d’une idéologie de complaisance
face à l’Iran et à l’islamisme. Dans ce contexte, la vision
macronienne d’un budget commun, d’une
gouvernance économique et même d’une « souveraineté» partagée de la zone
euro apparaît comme bien tardive et naïve. L’Union Européenne est bien « en
marche »…mais vers sa désintégration…
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