Publié dans le magazine Ma Yech - mai 2016
Depuis quelques années, il est de bon ton de fustiger le « modèle social » français. Sans « réformes structurelles», destinées à accroître la flexibilité du marché du travail, réduire les dépenses publiques et renforcer la concurrence sur le marché des biens et des services, la France serait condamnée à décliner et même à perdre à terme la confiance de ses créanciers sur les marchés (une prédiction apocalyptique proférée avec obstination par les détracteurs du modèle français depuis le début de la crise grecque fin 2009…).
Mais les taux d’emprunt français
restent ancrés au niveau le plus bas de toute leur histoire et un diagnostic
plus précis révèle une maladie française bien différente de celle que la doxa
du moment voudrait à tout prix nous faire porter.
S’il est indéniable que la France
souffre d’un problème d’offre (avec une profitabilité des entreprises
inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE, un niveau de gamme insuffisant de
son industrie, des investissements de productivité en panne, et un problème de
compétitivité-coût par rapport à ses concurrents européens), son problème
principal aujourd’hui est celui d’un manque de demande, qu’elle partage avec
l’ensemble de la zone euro.
Ce déficit de demande européen se
traduit à travers plusieurs indicateurs objectifs. Le premier est le taux
d’inflation, qui même en excluant les prix les plus volatiles (pétrole,
matières premières), n’a cessé d’être inférieur à la cible des 2% depuis 2009
(l’inflation dite « cœur » s’établit autour de 1% aujourd’hui dans la
zone euro). Le second indicateur est celui du taux de chômage, qui est
aujourd’hui à plus de 10%, trois points de plus qu’avant la crise et proche du point
haut des vingt dernières années. Enfin, l’excédent courant de la zone euro
s’affiche à près de 4% du PIB (0% avant la crise), traduisant la destruction de
la demande dans les pays « périphériques » (Espagne, Portugal, Grèce,
Irlande, Italie) depuis 2008.
Face à la crise de demande qui
ébranle l’ensemble de la zone euro, le « modèle français » tant
fustigé a fait preuve d’une grande résilience depuis le début de la crise. Des
pays présentés comme des modèles structurels (en termes d’organisation du
marché du travail comme de gestion des finances publiques), tels que la
Finlande et les Pays-Bas, ont connu une croissance du PIB par tête bien moindre
que celle de la France sur la même période. Dans la zone euro, l’Allemagne est en
fin de compte le seul grand pays à être parvenu à obtenir une croissance plus
élevée que la France depuis 2008.
Un diagnostic erroné de la crise
européenne a conduit les instances dirigeantes européennes à imposer aux économies
périphériques de la zone euro des politiques dites de « dévaluation
interne » (compression des coûts salariaux) pour restaurer leur
compétitivité perdue par rapport à l’Allemagne et redresser leurs déficits
commerciaux. En réalité, pour maintenir la demande européenne, l’ajustement
aurait dû être symétrique et passer par une forte revalorisation des salaires
en Allemagne, cette dernière ayant
fortement comprimé ses coûts salariaux dans la décennie 2000 et enregistrant un excédent commercial de plus de 6% de son
PIB depuis une dizaine d’années. Les politiques de compétitivité salariale
généralisées ont, malgré tous les efforts de la BCE, entraîné l’économie
européenne dans une spirale récessive, où faibles salaires, faible inflation,
faible demande et trappe d’endettement s’alimentent l’un l’autre. Mais, dans ce
jeu à somme négative qui pénalise les investissements productifs et le
potentiel de croissance de toutes les économies européennes, certains pays
parviennent à limiter la casse. Ainsi, l’Espagne, malgré la perte de 15% de ses
emplois et de 4% de son PIB depuis 2008, est devenue grâce à sa politique de
compétitivité salariale, un concurrent redoutable de la France et de l’Italie
sur le secteur moyen de gamme. Les investissements productifs y repartent
fortement depuis 2012 (tout en restant à un niveau moins élevé qu’avant la
crise). En France, du fait d’une rigidité plus grande du marché du travail, la
dévaluation interne a pris la forme d’une « dévaluation fiscale »
(CICE, Pacte de Responsabilité), c’est-à-dire une baisse de la fiscalité sur le
travail, d’ampleur relativement modeste par rapport aux dévaluations salariales
espagnole, portugaise et irlandaise. Le carcan de l’euro s’avère donc très
pénalisant pour les pays aux marchés du travail moins flexibles (France,
Italie), qui s’octroient une part de plus en plus petite d’une demande
européenne toujours située en-dessous de son niveau de 2008 et de débouchés d’exportation
touchés par l’ajustement chinois. La situation italienne est particulièrement
inquiétante, avec un investissement productif au même niveau qu’au lancement de
l’euro !
Cette impasse explique la
tournure du débat politique sur la situation économique française. Maintenant
que la guerre de la désinflation salariale lui a été déclarée, la France ne
semble plus avoir d’autre choix que de s’engager plus franchement dans les
politiques de dévaluation interne, non plus seulement via la baisse de la
fiscalité sur le travail, mais via la compression des salaires eux-mêmes. Cette
issue ne semble ni politiquement réalisable (en période de crise économique et
sociale dans un pays réfractaire aux réformes) ni économiquement souhaitable (car
l’Europe, compte tenu du poids de l’économie française dans la zone euro,
s’enfoncerait alors pour de bon dans la déflation). C’est pourtant l’option qui
sous-tend la loi El Khomri et qui semble faire consensus au sein des principaux
partis modérés en vue des élections de 2017.
L’économiste américain Barry
Eichengreen soulignait dans un article récent que
« la focalisation ordolibérale sur la responsabilité personnelle a
promu une hostilité irraisonnée à l’idée que des actions qui sont
individuellement responsables ne produisent pas automatiquement un résultat
souhaitable au niveau agrégé. En d’autres termes, elle a rendu les Allemands
allergiques à la macroéconomie ».
Cette allergie à la macroéconomie
a contaminé la plus grande partie des sphères politiques et intellectuelles
françaises, livré un continent entier au chômage de masse et laissé au FN le
monopole presque exclusif de la critique de la gouvernance européenne. L’issue
de la crise sera une nouvelle dévaluation par rapport au mark : ce fut
d’ailleurs la solution traditionnellement adoptée avec succès par la France dans
les années 70 et 80. Mais la dévaluation à venir ne pourra s’accomplir cette
fois-ci qu’au prix d’un véritable changement de régime politique, en France et
dans le reste de l’Europe. L’attente de ce dénouement inéluctable suscite espérance,
angoisse ou déni selon les cas. C’est dans ce dilemme non résolu qu’il faut
rechercher la source véritable du mal français.
Le mal français n'est pas seulement économique ou financier, il est aussi de l'ordre moral et spirituel
RépondreSupprimerLa corruption des élites et l'alignement systématique sur l'islam sont aussi des facteurs de décadence
Bonjour Steve,
RépondreSupprimerComment compares-tu la situation Anglaise au reste de la zone Euro ?
Dans quelle mesure l'evolution des investissements "étrangers" a -t-elle impactée la croissance Française ? Est-ce lie à la moindre attractivite du marche du travail ?
Dans quelle mesure, la rigidite du marche du travail français joue sur le niveau de l'emploi ?
Ne penses-tu pas que la loi "Travail" apporterait des reponses à ces deux questions ?
Amities - Dan
Le chômage structurel est probablement plus bas quand le marché du travail est plus flexible. Voir par exemple cette étude
RépondreSupprimerhttps://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2012/wp1264.pdf
Un petit bémol cependant: il faut regarder aussi la qualité des emplois, pas seulement le chiffre de chômage qui peut cacher des réalités moins reluisantes (temps partiels, contrats précaires, intérim etc.).
Cependant, si on flexibilise le marché du travail alors que le chômage est plus haut que son niveau structurel (ce qui est le cas aujourd'hui) alors on risque d'aggraver le problème du manque de demande.
Ce qu'il faut faire c'est flexibiliser en haut de cycle (demande forte, forte inflation) car alors, on réduit la pression inflationniste sur l'économie ce qui permet d'augmenter le potentiel de croissance de l'économie.