Publié par le magazine Ma Yech, avril 2016
Le triomphe du Trumpisme, du Lepenisme
et des autres mouvements « anti-mondialisation » avait été prophétisé
dès le début des années 2000 par les économistes Dani Rodrick ou JeffryFrieden, tous deux fins connaisseurs de l’Histoire économique du XXe siècle.
Les évolutions du capitalisme
mondial depuis le début des années 80 ont en effet profondément ébranlé le
pacte social issu de la seconde guerre mondiale dans les pays occidentaux. Quatre
transformations radicales se sont produites. Premièrement, le pouvoir de
négociation des employés peu qualifiés a été écorné sous l’effet conjoint de l’automatisation,
du recul des syndicats, de la concurrence de la main d’œuvre en provenance des
pays à bas salaires et de la flexibilisation du marché du travail. En second
lieu, la dérégulation du commerce mondial a connu une accélération avec
l’avènement de l’OMC (en lieu et place du GATT, beaucoup plus souple),
fragilisant les secteurs les plus soumis à la concurrence internationale et
réduisant considérablement les marges des Etats face aux possibilités
d’arbitrages et au pouvoir des multinationales. Troisièmement, la dérégulation
du secteur financier et des flux de capitaux a entraîné une explosion des
salaires parmi les employés de la finance et les « super-managers » ainsi
qu’une vulnérabilité croissante des économies locales aux soubresauts des marchés
financiers mondiaux. Enfin, la baisse des taux marginaux d’imposition et de la
fiscalité sur les revenus de l’épargne a introduit une dégressivité de l’impôt
pour les plus aisés.
Ces différentes transformations ont
conduit à un mode de développement économique beaucoup moins équilibré qu’au
cours des trente glorieuses. Une explosion des inégalités salariales a été
observée dès le milieu des années 80 dans les pays anglo-saxons, qui ont mis en
œuvre les politiques de flexibilisation du marché du travail et de dérégulation
financière avec le plus d’ardeur (les 1% plus riches ont ainsi capté plus de
50% de la richesse créée depuis 1993 aux Etats-Unis). En Europe, c’est le
carcan de la monnaie unique qui a imposé à partir de 2010 le modèle de la désinflation
salariale allemande à tout le continent européen.
Tous ces bouleversements ont provoqué
un schisme croissant entre les « gagnants » de la mondialisation,
une catégorie habitant les grandes métropoles, bien insérée dans la
globalisation, éduquée et cosmopolite, et ceux se ressentant à tort ou à raison
comme les « perdants » de la mondialisation, une catégorie englobant
les jeunes, les chômeurs, les salariés précarisés, les habitants des zones
périurbaines (ou « périphériques »), les populations moins diplômées et
culturellement plus conservatrices.
Jusqu’à la crise financière de
2008, le contexte de croissance mondiale soutenue, les possibilités
d’endettement ouvertes aux classes populaires et les filets de sécurité
organisés par les « Etats-Providence » au sortir de la seconde guerre
mondiale ont pu un temps apaiser les ressentiments des perdants de la
mondialisation. Mais, dès la fin de la crise de 2008, la condition des classes
moyennes s’est fortement dégradée, sous l’effet du chômage de masse, de la
contraction du crédit et des coups de boutoir contre l’Etat-Providence qui ont
fait suite aux plans de renflouement des banques. Au même moment, les
catégories aisées, perçues comme les responsables de la crise, ont été les principales
bénéficiaires des politiques de soutien aux institutions financières et aux
marchés d’actifs.
C’est vers le début de la décennie 2010 que
les ressentiments des perdants de la mondialisation se sont cristallisés
politiquement. Dans tous les pays avancés (à l’exception peut-être du
Royaume-Uni), les partis traditionnels perçus comme inféodés aux pouvoirs
financiers se sont montrés en effet incapables de proposer une alternative
politique à un ordre mondial présenté comme inéluctable. L’audience et la
crédibilité des partis de gouvernement se sont effritées au profit de partis
« anti-establishment », qui sont devenus les seuls à incarner
l’espoir d’un renversement du statu quo.
Les mouvements anti-establishment
focalisent alternativement leur discours sur la thématique du conflit de classe
(Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Grillo en Italie, Sanders aux Etats-Unis…),
ou sur des thématiques identitaires et nationalistes (Le Pen en France, Trump
aux Etats-Unis, Aube Dorée en Grèce, Wilders aux Pays-Bas, FPO en Autriche…). Ces
différentes thématiques résonnent avec le sentiment d’insécurité économique, physique
et culturelle de classes moyennes paupérisées et désespérées.
L’Europe, et en particulier la
zone euro, constituent l’épicentre de la vague anti-establishment. Cette
situation n’est pas fortuite : le chômage en zone euro est le seul à être
resté très nettement supérieur à son niveau d’avant crise parmi les pays
avancés. Les peuples européens ont en outre cédé leur droit à
l’auto-détermination sur tous les sujets essentiels (commerce, monnaie, budget,
lois de la concurrence, marché du travail, banques, immigration…), par le
truchement de traités et de « memorandum », ratifiés sans débat digne
de ce nom par les parlements nationaux. L’architecte du nouvel ordre européen
est une Allemagne prisonnière d’un puritanisme économique anachronique et son
maître d’œuvre une technocratie hors sol incapable de résoudre efficacement les
différentes crises existentielles traversées par le continent (crise de l’euro,
des migrants…). Pour l’instant, la Grèce
est le seul pays d’Europe occidentale à avoir vu l’accession au pouvoir d’un
parti de rupture avec l’establishment européen. Cette expérience inédite de
souveraineté démocratique s’est transformée en capitulation totale pour le
parti Syriza face à l’intransigeance des élites européennes, soucieuses de
préserver la doctrine du TINA (« There is no Alternative »).
Si l’Histoire ne se répète jamais
tout à fait, elle peut néanmoins servir de lanterne pour éclairer l’univers des
possibles. La précédente vague de mondialisation, qui s’est étalée de 1870 à
1914, a pris fin dans les années 20-30 quand le camp des perdants de la
mondialisation (à l’époque les agriculteurs et les petites entreprises) a
commencé à se structurer politiquement, optant pour le retrait de l’ordre
économique mondial, soit au nom du progrès social (expérience communiste), soit
au nom de la sauvegarde de l’intérêt national (expériences fasciste et nazie).
Les partis modérés sauront-ils élaborer,
comme les leaders du monde libre au sortir de la seconde guerre mondiale, une
forme plus souple de coopération internationale compatible avec la sauvegarde des
équilibres nationaux? Ou leur renoncement à réformer radicalement le statu quo
conduira-t-il, comme il y a un siècle, au renversement du nouvel ordre
économique mondial par des forces totalitaires et autarciques?
Interessant de confronter cette vision economico-historique avec la vision "technologique" que l'on peut avoir en Silicon Valley de l'emergence d'un Trump.
RépondreSupprimerhttps://storify.com/cshirky/republican-and-democratic-parties-are-now-host-bod
et
https://stratechery.com/2016/the-voters-decide/
On peut d'ailleurs regarder la montee d'ISIS sous le meme prisme. Utilisation maximale d'un nouveau media (reseaux sociaux) pour toucher une population en mal de sens et motivee.
A mettre en parallele de:
http://continuations.com/post/131372549150/land-capital-attention-this-time-it-is-the-same
La question est de savoir quelles atrocités nous devrons subir pour entrainer une luttle totale contre les tenants de ce monde alternatif destructeur et retrouver une position d'equilibre....
Très intéressant l'approche de Clay Shirky (premier lien).
SupprimerLa puissance des réseaux sociaux a facilité la chute du "narratif" dominant sur les "bienfaits de la mondialisation", l'idéologie du "ruissellement" (si les riches vont bien, toute l'économie finit par aller bien) etc.
Mais rien de tout cela ne se serait passé sans la destruction effective des classes moyennes. En ce sens, on retrouve un conflit de classes, au sens le plus archaïque. Et les réseaux sociaux ne sont qu'un des media par lesquels ce conflit de classes est véhiculé.