samedi 15 juillet 2017

Le mythe de la guérison du marché de l'emploi en Europe

Publié dans le magazine Ma Yesh, juillet 2017
Publié également dans le site Décider et Entreprendre
Depuis quelques mois, de nombreux économistes, hommes politiques et commentateurs expliquent que la croissance européenne s’approche de son niveau « potentiel » et le chômage européen de son niveau « structurel ». A les croire, nous serions proches du niveau de croissance et de chômage auquel l’économie tournerait à pleine capacité, c’est-à-dire auquel on devrait observer un sursaut de l’inflation et des salaires. Ce discours sert un objectif politique très clair: une fois l’économie arrivée au niveau de chômage structurel, la banque centrale est normalement contrainte de normaliser sa politique monétaire accommodante, les gouvernements de réduire leurs déficits et les pays européens d’accepter le breuvage des fameuses « réformes structurelles », que la Commission Européenne appelle de ses vœux.
Mais, comme le souligne la gardienne de l’inflation elle-même, l’inflation et les salaires ne semblent montrer aucun signe d’accélération : le taux de croissance des salaires était autour de 2.5% par an en moyenne avant 2008 et est depuis 2012 systématiquement inférieur à 1.5%. La BCE attribue ce rythme très faible de croissance des salaires à plusieurs causes, dont la principale est le niveau élevé de non-utilisation de la main d’œuvre disponible (le « slack » dans son jargon), qui pèse négativement sur les salaires.
Le « slack » est couramment mesuré par le taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT), qui correspond aux personnes sans emploi, immédiatement disponibles et en situation de recherche d’emploi. Ce-dernier a baissé de 12% à 2013 à 9.3% au premier trimestre 2017 en zone euro, un niveau qui semble correspondre à peu près à sa moyenne d’avant-crise. Cependant, dans une note qui a été commentée très abondamment par la presse économique, la BCE présente une estimation alternative du « slack », tenant compte notamment des travailleurs qui ont cessé de chercher un emploi et des travailleurs en situation de temps partiel subi.
Cette définition plus large du chômage, incluant les travailleurs découragés et le sous-emploi, conduit à un chiffre de chômage de 18% pour la zone euro, soit presque le double du taux de chômage au sens du BIT. Les disparités sont très importantes entre pays de la zone euro (voir Figure 1 plus bas). L’Espagne et l’Italie comptent respectivement 30% et 25% de « chômeurs » au sens élargi (18% en 2008), la France 19% (14.5% en 2008), l’Allemagne 10% (16% en 2008).
En France, les taux de sous-emploi subi et de travailleurs découragés atteignaient respectivement 5.4% et 2.5% fin 2016 (4.4% et 1.4% en 2008), portant l’estimation du « slack » à 5.7 millions contre 3 millions selon le calcul du BIT. Le « slack » français est près de 4.5 points au-dessus de son niveau de 2008 (+1.5 millions), alors que le différentiel n’est que de 2.5 points pour le taux de chômage au sens du BIT (+850 000).
Au global, la zone euro dans son ensemble voit le « slack » augmenter de 3.4 points (+6.6 millions) depuis 2008, dont 1.4 points dus à l’augmentation du nombre de travailleurs en sous-emploi subi ou découragés (+2.7 millions). Aux Etats-Unis, le taux de chômage « U6 », équivalent au « slack » mesuré par la BCE, vient juste de revenir à 8.4%, son niveau de fin 2007. Et, malgré cette convalescence presque totale du marché de l’emploi, la croissance moyenne des salaires et l’inflation restent toujours nettement inférieures à leur moyenne de longue période. La persistance du « slack » sur le marché du travail américain pourrait provenir de la chute, aggravée par la crise, du taux de participation au marché du travail. Mais la faible croissance des salaires a également une composante structurelle,  qu’il convient de relier à la baisse de long terme des gains de productivité.
Au final, lorsqu’on se focalise sur le « slack » au sens large, il est difficile de considérer avec sérieux l’hypothèse selon laquelle la France ou la zone euro dans son ensemble seraient revenues (ou seraient proches de revenir) à leur niveau de chômage structurel. Seule l’Allemagne est susceptible de se trouver dans cette situation.
Or, un contexte de chômage élevé avec une inflation très faible et des taux directeurs déjà ramenés à zéro est une situation bien connue des économistes (« trappe à liquidité » de Keynes), qui appelle une relance de la demande par la dépense publique. Mais la trappe à liquidité dans une zone monétaire non politiquement intégrée devient politiquement insoluble. L’épargne privée surabondante ne se porte pas sur la dette d’un gouvernement fédéral pouvant la réorienter vers des investissements de nature à soutenir la demande mais sur les dettes publiques des pays « cœur », France et Allemagne, dont la première ne peut pas dépenser en vertu des traités et la seconde ne veut pas dépenser au nom de la défense des intérêts des épargnants et de son obsession pour la rigueur budgétaire.
Entamer des réformes structurelles dans le contexte de la trappe à liquidité, c’est un peu comme augmenter la vitesse maximale autorisée sur une route embouteillée. En fait, cela peut même devenir contreproductif si les réformes de flexibilisation du marché du travail exercent une pression à la baisse sur les salaires, car alors la crise de demande en est aggravée. Comme vient de le confirmer la dernière enquête de l’INSEE auprès des entreprises françaises, Il convient d’abord de libérer le verrou de la demande avant de pouvoir se préoccuper de la compétitivité et de la flexibilité de l’offre.

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